Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il fasse beau, des hommes, des femmes et des enfants passent la nuit dans les rues d'Alger. Boulevard Amirouche, près de la Banque extérieure d'Algérie, c'est là qu'une femme et son enfant ont élu «domicile» depuis des semaines sous une température qui avoisine le zéro degré en ces jours d'hiver. Elle est là à mener bataille contre le froid sous la lame de couteau du vent. Ils ne sont pas les seuls, il y a une dizaine d'autres femmes à s'abriter sous les arcades de ce grand boulevard de la capitale. Emmitouflée dans des haillons humides, elle serre contre elle son enfant qui subit les rigueurs du froid de janvier. Les yeux luttant contre le sommeil et le ventre tiraillé par la faim, cette malheureuse femme chantonne un air à faire fendre le coeur. L'enfant au visage angélique semble dormir dans une quiétude exemplaire! L'innocence et l'insouciance sont unies dans ce monde barbare et injuste. Je m'approche pour tenter de savoir et de comprendre un peu son histoire. En me fixant dans les yeux, elle a eu ces simples mots: «Le monde est cruel!» Ce soir le froid est en moi. Il lui est impossible de s'asseoir, le sol est de glace, les murs et la ville sont de glace, les ventres d'humains de glace. Il pleut vraiment, tout est mouillé, tout se dégrade, les vêtements, la peau, les cheveux. Je ne peux avoir que de la compassion pour ces personnes réduites à dormir dans les rues, dans un monde sans pitié. Ainsi, je la laisse avec son secret, mais son regard impénétrable reste indélébile dans ma mémoire. Alger la capitale, cache une autre frange de la société, des «damnés de la terre», pour qui le temps n'a aucune signification. Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il fasse beau, ils sont toujours là subissant les affres du climat et l'indifférence de la société. Des hommes, des femmes et des enfants, tous âges confondus, peuplent de plus en plus les rues d'Alger. Rue de Chartres, boulevard Amirouche, tunnel des Facultés, rue Didouche-Mourad, square Port-Saïd, square Sofia, El Kettani...servent de refuge à ces désespérés. Des voûtes se transforment, l'espace d'une nuit, en véritable «hôtel cinq étoiles» pour miséreux. Enveloppés dans des emballages en cartons ou dans des couvertures crasseuses, ces «errants» essaient, tant bien que mal, de faire face à la rudesse de l'hiver. Laissant le centre d'Alger dans le calme et dans la tristesse imposés par le froid, nous partons vers la basse Casbah. L'ambiance est autre au niveau de la rue de Chartres. Une vingtaine de sans-logis forment, chaque soir, un dortoir. Des adultes, dont l'accent démontre qu'ils viennent de l'intérieur du pays, sont mieux équipés. Ils dorment sur des tas de cartons, laissés par des «trabendistes» qui pullulent dans ce quartier durant la journée. Il y a ceux qui ont bâti des «chambres» à l'aide de ce matériau de fortune. L'intimité est sacrée! Ces personnes parlent de tout et de rien. Chacun a son histoire. Si pour Djamel, une trentaine d'années, la vie est synonyme d'injustice et elle ne signifie absolument «rien du tout», pour Rachid, elle représente «quelque 15 ou 20 ans d'errance». Il ne se souvient plus tellement si cela est dur pour lui. Son histoire est liée à la terreur qui a régné durant des années dans les montagnes de Médéa. «Toute ma famille a été égorgée. Ils ont assassiné également ma raison de vivre.» Son histoire est bouleversante, il s'éloigne en se grattant la tête. Au cours de l'échange de quelques propos, Rachid a montré qu'il est instruit. Ses compagnons ont déclaré qu'il avait exercé en qualité de professeur dans un lycée. Selon les mêmes témoins, il ne demande absolument rien, ni même la justice qui devrait lui être rendue, ni la réinsertion à son poste d'emploi. Il attend juste, et avec impatience, le moment de rejoindre sa famille. Abdelkader, 45 ans, venu de Chlef, est dans la rue pour une autre injustice: compression d'effectifs. Il raconte: «J'ai travaillé durant 18 ans. Après des études secondaires, je me suis engagé comme contrôleur au sein d'une entreprise nationale. Je me suis fait démobiliser après avoir assisté à une scène de "hogra" caractérisée, perpétrée par certains hommes forts de l'entreprise. Dès lors, j'ai décidé de ne plus travailler, car la compétence ne prime pas. Après ma démission, j'ai perdu également ma femme et par la suite mes enfants.» Abdelkader, fume une série de mégots de cigarette, ramassés pendant la journée, et envoie ses pensées à ses enfants et souhaite qu'ils soient à l'abri et au chaud. Il est presque minuit, je laisse la «bande» dormir parce qu'elle se réveille à l'aurore. Les commerçants doivent ouvrir leurs magasins. Comme Abdelkader, Rachid, Djamel et cette maman anonyme, les rues de toutes les villes d'Algérie offrent le même décor. Au petit matin, on les retrouve la tête enfouie sous les guenilles. Les gens passent indifférents à côté, sans jeter le moindre regard. À quoi doivent-ils rêver? A une tasse de café, à un logis, à de l'argent? Aux enfants? Toutes ces choses qui font la société et qui leur sont étrangères aujourd'hui!