EMIGRATION ou exil, c'est comme déception ou illusion, comme ombre ou proie: il n'y a pas d'amour. A la lecture du roman, Ils avaient le soleil pour tout regard (*) de Kader Ferchiche, j'ai été frappé par une page à l'apparence anodine, mais au souffle puissant qui nous remémore des événements historiques attristants: un Algérien, Madjid Zahar, âgé de trente ans, émigré, ayant pris le train à Valence pour Montélimar sans s'acquitter du prix du billet, comparaît devant le tribunal de Montélimar, en mars 1954; cette page, la voici: «Si j'avais eu les moyens, j'aurais payé ma place. Je ne suis pas un voleur. Je suis parti d'Algérie parce que c'est la misère là-bas. Pourtant je suis allé à l'école, j'ai même mon certificat d'études. On n'est pas nombreux, les Arabes, à avoir le certificat. Je ne suis pas un voleur, je suis un bon Français musulman. Il y a dix ans, en août 1944, j'étais soldat. J'ai fait le débarquement en Provence. Après la guerre, je suis retourné en Algérie, mais il n'y avait pas de travail. Je pensais en trouver ici. À tort. Et en plus je me suis fait voler mon portefeuille avec toute ma fortune. 27.000 francs! Je n'ai plus rien. Pour me déplacer, comment faire, je n'avais pas le choix, monsieur le Président. Je travaillerai et je rembourserai mon ticket. S'il y a de l'embauche au Rhône, tout s'arrangera pour moi.» Comment ne pas appliquer la loi? Au juge, «L'homme paraît sincère.» De plus, il «ne peut oublier que lui-même a participé à la Libération et que, dans son régiment, il a vu se battre sous ses ordres et tomber pour la patrie, les "Africains". Des soldats courageux et méritants qu'on envoyait en première ligne.» Après un temps de réflexion, le magistrat tranche en des termes qui prennent aujourd'hui un sens que le lecteur avisé sait interpréter: «Monsieur, déclare-t-il, le tribunal entend vos justifications. Hélas pour vous, il ne peut les retenir. Si vous n'aviez pas les moyens de financer vos déplacements sur le territoire métropolitain, il fallait rester en Algérie et patienter. [...] Cependant, étant donné votre passé de combattant, et à titre exceptionnel, la clémence est envisageable. En conséquence, le tribunal vous condamne à une simple amende de 2000 francs, en plus du prix du ticket de train que vous devez rembourser à la SNCF. Vous verrez les détails avec le greffe. Un conseil: allez voir les services de la main-d'oeuvre, vous serez aidé pour rentrer chez vous!» Et comme dans la salle d'audience, il s'est trouvé un nommé Jean Fournet, chroniqueur pour le journal régional Le Dauphiné Libéré, Kader Ferchiche, par le truchement de ce chroniqueur, et dans un style simple, direct et captivant de journaliste qu'il a lui-même été autrefois en Algérie, nous incite à suivre, pas à pas, une enquête menée dans le milieu des Algériens émigrés par vagues successives en France à quelques mois du déclenchement de la guerre d'Algérie. Les premiers arrivés, comme «Ahmed-Albert», ont presque tous été embauchés au canal de Donzère-Mondragon - mais avec quel salaire honteux! Et après, aucune amélioration dans leur situation! L'aventure de Madjid Zahar se déroule sous nos yeux, depuis son départ de «Fondouk, petite bourgade perdue au pied de Bouzegza, cette montagne qui marque la limite de la fertile Mitidja et les premiers contreforts de l'Atlas à une quarantaine de kilomètres de la capitale. Fort de son diplôme et de son livret militaire, il était sûr qu'il pourrait prétendre à passer le concours d'entrée dans l'administration. Il avait bûché. [...] On lui fit comprendre que le peu de postes réservés aux musulmans était attribué, et que sa note finale n'y pourrait rien.» Le jeune Algérien se disait mieux «blindé» que tous ceux qui l'avaient précédé dans cette aventure appelée «Fatalité». Il provoque alors les effets de l'émigration en France et se met à l'épreuve de cette observation populaire: «Celui qui prétend que la vipère est bonne doit l'embrasser.» Il court se réfugier au pays des beaux symboles qu'on lui a enseignés à l'école coloniale: «Nos ancêtres les Gaulois», «Liberté, égalité, fraternité», etc. Souvent, il se remémore ce proverbe: «Si tu veux te marier à une fille, observe le comportement de la mère.» Et ce sera sa règle de vie en France. Il ne rencontrera, en effet, que des déceptions autour de lui dans une France qui n'en finit pas d'être aux prises avec les problèmes issus de la Seconde Guerre mondiale: crise économique, injustices sociales, difficultés de logement (dénoncées par l'abbé Pierre, en février 1954), abîme entre les deux communautés, vie sociale et pratique religieuse des Musulmans, émigration ou exil, toutes sortes de déceptions et de désillusions, débats permanents sur des thèmes très divers dont l'éveil, l'évolution et les activités des mouvements nationalistes algériens. Il reste donc que tout cela constituera une énergie ineffable en formation chez tous ces émigrés qui se libèrera d'une façon ou d'une autre avec le premier coup de feu de Novembre 1954. «Ils avaient le soleil pour tout regard», ce titre donné par Kader Ferchiche à son ouvrage, fondé sur des recherches d'archives, est un vibrant hommage plein d'humanisme rendu à ces pionniers des années 50. Un mot sur l'auteur: Kader Ferchiche est né en France en 1954. Il a accompli son Service national en Algérie, puis en 1980, il s'est installé avec sa famille à Alger. Il y a enseigné et a été aussi pigiste dans les rubriques culturelles d'El Moudjahid et d'Horizons. Il est rentré en France, en 1994, où il a publié: Chroniques d'un Algérien naïf (1996), L'an 2000, c'était donc ça (roman, 1997), L'innocence fertile (essai, 1998), et 1900-1999. Un siècle à Montélimar (1999), et une somme d'articles sur l'histoire du vingtième siècle à Montélimar, parus auparavant dans le Dauphiné-Libéré. (*) ILS AVAIENT LE SOLEIL POUR TOUT REGARD de Kader Ferchiche Editions Alpha, Alger, 2008, 173 pages.