La guerre contre les réseaux terroristes urbains, reste flottante, récurrente, car invisible et illisible. Les deux derniers carnages, perpétrés aux portes d'Alger, à Khraïcia et Zéralda, remettent à l'ordre du jour l'urgence de revoir la stratégie de la lutte antiterroriste à la veille d'un été qui s'annonce particulièrement inquiétant. Près de 680 morts depuis le début de l'année, et près de 70 assassinats depuis le début de l'été. Voilà qui justifie largement ce retour sur un phénomène qui fait peur et fascine à la fois et qui reste comme un élément majeur de la tension, au milieu de turbulences politiques extrêmement enchevêtrées. Comment ces réseaux agissent-ils, se ressourcent-ils et se redéploient-ils en milieux urbains? Voilà les questions que l'on a posées à d'autres chefs de groupes armés, ainsi qu'à des responsables impliqués dans le renseignement. Les réponses ne sont pas toujours d'actualité et semblent même dépassées par les mutations entreprises au coeur même de la stratégie des GIA. D'emblée, il faut relever ceci: l'instauration d'un Etat islamique a été évacuée, ou du moins éloignée de la «zone des priorités». De fait, l'on se retrouve devant des groupes qui ne s'encombrent plus d'impératifs religieux. Jeans et tee-shirts ont remplacé les accoutrements de circonstance qui encombraient les maquis. Les agents exécuteurs de samedi, à Zéralda, étaient bien rasés, bien coiffés et certains étaient en short. La priorité est de frapper, de faire de l'effet, de marquer les territoires du GIA et de les étendre encore et encore. Nous voilà donc en face d'une véritable «opération Fomec». «Fomec» est un assemblage de cinq lettres qui sont l'acronyme de cinq mots constituant la règle de base du camouflage en temps de guerre. Les impératifs d'un bon camouflage dans le jargon militaire outre-méditerranéen sont la forme, l'ombre, le mouvement, l'éclat et la couleur. Si l'on consulte le livre-référence des groupes armés de 1992 à ce jour, «El Omda fi i'dâd el-oudda» («la référence en préparatifs militaires»), et écrit par le Cheilkh Abdelkader Ibn Abd El-Aziz, référence militaire du GIA, l'on retrouve les mêmes impératifs, mieux «travaillés», et plus approfondies. Ce livre-phare des GIA parle de la forme, prendre forme, se fondre dans la foule, quitte à «se faire aider par les délinquants et les impies». Deuxième point à respecter en temps de guerre: occulter, toujours cacher (principe de la «touquiâ») cette règle permet donc le mensonge et le louvoiement. Cet impératif conduit à la troisième règle à observer : le secret. Quatrième règle: «Et-tahassous oua tadjassous», espionner, se renseigner, collecter tout sur l'ennemi avant le passage à l'acte. Ces règles de camouflage permettent enfin la ruse («El-harbou khoud'â»). Dans toutes les zones-crise que nous avons eu à voir et à étudier, il y a lieu de relever la nature quasi violente de l'expression sociale qui s'y dévoile. Cette violence, alimentée quotidiennement par la mal vie, le chômage, la perte de repères, la dévalorisation de l'Etat-nation au profit d'un nihilisme radical, peut se revêtir de n'importe quel habillage. L'emballage islamiste ou terroriste se fait et se défait au gré des «contrats» établis et des «deals» trouvés. Cet état de fait implique deux conséquences: la première est que, dans ces cas précis, il est aléatoire d'essayer de cerner les effectifs des groupes armés. La hiérarchisation des GIA n'étant pas pyramidale, le chef de zone, de quartier, ou de groupe a les pleins pouvoirs pour recruter des «permanents», ou établir une sorte de marché, un contrat à remplir. Le deal se défait de fait, dès le lendemain de l'application de l'accord. Les groupes de quartiers travaillent en «liste ouverte». Deuxième conséquence, le côté lucratif pour les jeunes désoeuvrés pour à peine «une broutille», un renseignement à donner, un guet à faire, etc. Ce «travail contractuel» n'implique pas un «engagement à fond», tout en permettant des liquidités d'argent en «temps réel», et même en «précontrat». N'importe quel jeune de Ouled Moussa, Haouch El-Mekhfi, Larbaâ, Rovigo, Ouled Slama, Dessolier, Diar El-Djemaâ, Les Eucalyptus, Bourouba ou La Glacière ne crachera pas sur cet argent «presque donné». En face des GIA, les services de sécurité accomplissent un travail colossal en profondeur, mais s'étonnent que les réservoirs des groupes armés se remplissent aussitôt épuisés. Le mot lâché par Fodil Chérif au cimetière, lors de l'enterrement des jeunes de Zéralda, est lourd de sens: «Il n'y a rien à dire: le résultat est là». Il y a quelque mois, un responsable de la lutte antiterroriste reconnaissait que le manque de stabilité des chefs militaires ainsi que le manque de coordination entre les divers services de sécurité, étaient une lacune incommensurable. Si on prend le schéma français dans la lutte antiterroriste, on retrouve ceci : une fois par semaine, l'Uclat (Unité de coordination de la lutte antiterroriste) fait le point. La DST, la Dgse, la PJ, les RG et la Gendarmerie constituent l'Unité. D'un autre côté, une fois tous les trois mois, le Blat (Bureau de la lutte antiterroriste), qui regroupe les mêmes organismes que l'Uclat, moins la Dgse, se réunit, fait le point de la situation et coordonne les actions de tous. De même, aux Etats-Unis, Tom Ridge, appelé «Monsieur sécurité intérieure», coordonne l'action d'au moins vingt agences fédérales de sécurité et de renseignement, dont la CIA et le FBI. Lors de notre passage à Khraïcia, les policiers et les gendarmes en faction aux entrées et sorties de Saoula, de Baba Hassen, de Douéra, de Mahelma et de Birtouta, les cinq bourgades qui entourent Khraïcia, ne connaissent que très vaguement les lieux. Affectés ici et là d'office, ils ne peuvent venir à bout de groupes qui font de la maîtrise de l'aire d'activité une règle de base.