Tu es parti comme tu as toujours vécu, dans la discrétion la plus totale. Un autre geste d'élégance, l'ultime. Je ne sais par quel curieux hasard je parlais récemment de ton élégance à un ami journaliste qui te connaissait bien sûr de réputation. Tu étais toujours rasé de près, bien sapé comme on dit. Et puis comment oublier tes chaussures? Tu réservais un budget spécial pour que tu puisses demander aux collègues qui partaient en mission à l'étranger de t'en acheter une belle paire. Tu en prenais soin et je ne sais par quel miracle tu débarquais à El Moudjahid chaque jour vers 14 heures, et tout le monde pouvait constater qu'il n'y avait pas la moindre trace de poussière sur tes chaussures. On aurait dit que tu foulais d'autres rues, avenues, quartiers et boulevards que nous autres. Omar, c'était aussi la constance. Tu n'avais pas changé d'habitude ni de comportement quelles que fussent les circonstances. Même durant les années rouges. C'est à peine que tu consentais à venir plus tôt au journal, et dans la discrétion la plus totale tu t'installais devant le téléviseur pour suivre des documentaires animaliers, toi qui étais, sauf erreur, le seul Algérien qui n'avait pas installé la petite lucarne chez soi. Mais lorsque tes voisins t'ont sollicité pour contribuer financièrement à l'installation d'une antenne parabolique collective, tu n'as pas hésité un instant à mettre les mains à la poche. Et dire que tu savais que tu n'allais jamais utiliser le câble qui t'aurait permis de capter les chaînes qui déversaient leurs lots d'images. Question de standing et d'élégance! Tu te moquais à ta manière de nos insuffisances, de nos sordides habitudes...En professionnel, tu te contentais de sourire, un sourire qui en disait long sur cette perpétuelle perte des repères professionnels. Tu t'en accommodais difficilement mais que faire sinon comme tu l'as fait, en décidant de lire que les suppléments culturels du quotidien français Le Monde, histoire de mise à niveau. Au secrétariat de rédaction d'El Moudjahid, tu n'avais pas besoin de calculatrice pour compter le nombre de signes d'un papier, comme les grands, c'était à la pesée. C'était l'époque où l'on rédigeait sur du papier bifteck. Toi qui as vu défiler des générations de journalistes, tu constatais avec amertume la perte du niveau mais tu étais indulgent envers les nouvelles recrues et intransigeant avec les anciens. Tu ne pardonnais aucune faute, aucun ratage! Et lorsque des collègues s'avisaient à faire des incursions sur ton terrain de prédilection en te suggérant quelques orientations, voire à t'imposer une maquette, tu perdais ton calme pour fulminer et répondre sèchement. Je ne peux oublier le jour où un directeur t'a interpellé lors de la réunion de la critique de l'édition de la veille en lançant: «Mais qui est ce con qui a fait cette Une?» Sans hésitation tu avais rétorqué: «C'est toi!». C'était toi, c'était une autre époque. C'était du temps du professionnalisme et c'était normal que des mises au point se fassent entre gens du métier. C'était le temps où la rédaction ne pouvait pas se passer des services d'un secrétaire général de rédaction, c'était ton époque, la belle époque. Celle où les locaux des journaux étaient tout naturellement des endroits propices aux débats, à l'apprentissage et aux échanges d'expérience. C'était «du temps où», comme disait Brel. Brel. Oui, Omar! Tu lui ressemblais, tu ressemblais terriblement à cet autre perfectionniste.