La différence entre les prix pratiqués dans «l'marchi» et ceux des magasins peut atteindre 1 400 DA! «10 alaf y a mra, diri l'affaire», dans la langue de Molière cela donne à peu près: «A 100 DA, madame, la bonne affaire est garantie». Une annonce publicitaire comme celles qui crèvent l'écran après le f'tour? Que nenni. La proposition, tout aussi alléchante, est faite par un jeune vendeur, la vingtaine révolue. Le p'tit commerçant en question s'est frayé une place au milieu d'une nuée de vendeurs. Ces derniers ont fait de la voie publique un marché pour les pauvres. Il est minuit et Sahat Echouhada (place des Martyrs) ne désemplit pas. De 7 à 77 ans, les habitants d'Alger viennent des quatre coins de la capitale pour faire leurs achats. A quelques jours de l'Aïd, les clients cherchent les «bonnes occasions» pour préserver leurs bourses. Surtout que celles-ci ont été durement malmenées par les dépenses du mois de Ramadhan. Lesquelles dépenses ont été amplifiées par une rentrée scolaire des plus coûteuses. Au marché de Sahat Echoudaha, les nuits ramadhanesques n'ont pas manqué d'animation. Autant dire que la vie nocturne y a repris ses droits. Ainsi, le négoce informel a pris le pas sur les agressions tous azimuts qui, dans un passé récent, avaient imposé un couvre-feu aux habitants des lieux. Plus que cela, les citoyens semblent reprendre goût aux couleurs de la nuit. Eux qui, il y a à peine quelques années, n'osaient pas s'exposer et sortir sous les étoiles scintillantes. Et pour cause, ils risquaient de faire les frais des «loups qui habitent la nuit». Qu'il est loin ce temps où un des tabloïds affichait des corps mutilés ou déchiquetés. Qu'il est loin ce temps où les manchettes de journaux pleuraient les centaines d'innocents arrachés à la vie à coups de hache. Qu'elle est loin l'époque où les longues minutes nocturnes s'égrenaient aux rythmes des explosions. Qu'elle est loin l'ère du rouge sang pour les journées et du noir fuligineux pour les nuits. Des robes à 400 DA Tant de souvenirs ont défilé dans nos têtes quand, soudain, nous fumes réveillés par le cri d'un autre vendeur. «100 DA le tricot pour bébé», Agé de 25 ans, Ahmed, le vendeur en question, est titulaire d'un diplôme de cuisinier. Faute d'emploi, ce dernier s'est rabattu vers le commerce informel. Récit d'un vie mouvementée: le jeune homme était tout fier de son diplôme. Il croyait, sans doute, que le sésame lui ouvrait les portes d'une grande carrière dans l'art culinaire. Plein d'espoir, le jeune homme frappe à plusieurs portes. Hélas, toutes sont restées fermées! Déterminé et entreprenant, Ahmed trouve une «choufa»: vendre des vêtements pour bébé. «En moyen-ne, combien arrives-tu à vendre en une nuit, en ce mois sacré?», lui avons-nous demandé. Le visage souriant, Ahmed répond: «Durant ce mois, il m'est arrivé de vendre jusqu'à 25 unités». Et d'une sincérité désarmante, le jeune homme renchérit: «Durant les périodes de grande affluence, comme ces jours-ci, j'arrive à boucler le mois avec 20.000 DA». Une couple arrive, la femme est intéressée par une tenue pour son bébé. Un petite discussion sur le prix et l'affaire est conclue. Nous effectuons quelque pas, un autre vendeur étalant des robes invite: «Achetez à bas prix!». Nous nous approchons. Les robes étalées attirent, deux dames accompagnées de leurs filles. Rabia, la trentaine, leur assure: «Avec, seulement 400 DA el djebba, vous pouvez vous offrir des robes que vous aurez à des prix faramineux dans les magasins.» Au demeurant, le vendeur avoue: «Je ne prends que 40 DA de bénéfice sur l'unité.» Juste à côté de Rabia, Abdelghani, la trentaine, expose des pulls pour femmes et des chaussures pour enfants. Le pull est cédé à 250 DA, alors que le prix des souliers ne dépasse pas le seuil des 150 DA. Un homme accompagné de sa femme et de deux petits enfants arrive. Apparemment, le client veut des babouches pour ses deux poussins. Il négocie le prix avec le vendeur. Petit échange de mots et un accord est vite trouvé. Le client prend deux paires de babouches pour 300 DA. «Ici, c'est nettement moins cher que dans les magasins», confie l'homme, visiblement, satisfait. Les aguilles de la montre marquent 1h15. A la place des Martyrs, l'activité est loin de baisser d'intensité. A telle enseigne que les véhicules ont du mal à circuler. Au milieu de tous les étalages, il n'est pas évident de se frayer un passage. Les vendeurs d'occasion proposent toute sorte de marchandise qui sied aux préparatifs de l'Aïd et aux besoins de la rentrée scolaire. Magasins et boutiques sont «vides» Du coin où nous nous tenons, se dresse un immeuble de trois étages. Les arcades de l'immeuble abritent un magasin de vêtements pour femmes, une boulangerie et une pharmacie. Aussi, nous vérifions les prix qui sont affichés au magasin. A notre arrivée, nous sommes accueillis par des prix prohibitifs. Apprécions: les robes sont cédées à 1800 DA,les jupes à 1700 DA, les ensembles à 1900 DA, les chemises à 1200 DA... Franchement, ces prix ne sont pas faits pour encourager les citoyens à faibles revenus. Preuve en est, des femmes voulant s'acheter «quelque chose» ont vite fait de rebrousser chemin. A quelques encablures du magasin, se trouve une entrée. Séparant la pharmacie de la boulangerie, l'entrée est une sorte de couloir qui débouche sur de petites boutiques. Nous nous y introduisons. L'une des boutiques affiche des chaussures pour femmes. Vêtu d'une gandourah, le vendeur vient à notre rencontre. «Y a-t-il des paires de chaussures cédées à moins de 1000 DA?» A notre question, le vendeur répond par la négative. Entre-temps, deux femmes entrent. Elles veulent connaître le prix d'une paire de chaussures. «1200 DA» lance sèchement le vendeur. «C'est cher!». Rébutés par cette exclamation, les deux femmes repartent bredouilles. Au fond du couloir, les vendeurs se sont agglutinés autour d'une table. En l'absence des clients, ces derniers s'adonnent aux jeux de dominos. Nous retournons vers «l'marchi.» Un vent de panique vient de souffler. «Une descente de la police!» En deux temps, trois mouvements, les vendeurs ramassent leurs marchandises et déguerpissent les jambes à leur cou. Le temps d'une visite inopinée, ces derniers reprennent leurs places. Après tant d'années de «pratique», les vendeurs semblent avoir acquis et sophistiqué les techniques de «vente à la sauvette». D'ailleurs, l'intervention de la police n'a été nullement dissuasive. En tout état de cause, l'marchi de la place des Martyrs semble satisfaire les citoyens à revenus limités. Surtout en ces temps de règne des spéculateurs de tous bords. Et, surtout, de l'incapacité affichée par les autorités concernées à stabiliser le marché national.