Les vieux sont de plus en plus nombreux à vivre seuls, privés de toute assistance familiale. Autrefois guides, conseillers et détenteurs d'expérience, les vieux sont aujourd'hui rejetés par leurs progénitures parties pour fonder une petite famille en ville. Nos grands-parents se clochardisent et l'omerta est très grande sur les chiffres poignants de ces êtres en détresse. Pris dans le tourbillon de la vie moderne, les jeunes générations font mine d'ignorer les souffrances de leurs grands-parents. Mais les contraintes d'une vie professionnelle et une conception de plus en plus matérialiste du monde expliquent-elles, à elles seules, la dévalorisation et le mépris qui frappent une génération qui a eu à souffrir le martyre d'une guerre de sept ans et la faim? Aujourd'hui, l'absence de chiffres est vite remplacée par la réalité impudique des rues et des trottoirs de nos villes. Amère, troublante, inquiétante et révoltante, la situation de nos grands-parents interpelle les pouvoirs publics en particulier et la société en général. Ils sont quelque 1 300 dans la wilaya de Tizi Ouzou à vivre seuls dans des cabanes fumeuses, nos grands-parents. Les chiffres émanent de la Caisse nationale des retraites. Ils sont presque autant à recourir aux trottoirs pour gagner leur vie, à 70 ou 80 ans. Tizi Ouzou n'est qu'une partie de l'Algérie et cette réalité est plus alarmante dans d'autres régions du pays. Autre constat effarant: les responsables de la CNR affirment que les chiffres ne traduisent guère la réalité du terrain. Les statistiques ont été réalisées avec des approximations flagrantes. Certains vieux se déclarent seuls abusivement mais, affirme-t-on, d'autres dissimulent leur solitude par pudeur et par tradition. Les chiffres comme les traditions jouent pour instaurer une omerta sur une réalité qui dérange. La clochardisation des vieux met à nu la responsabilité des pouvoirs publics comme celle des jeunes générations, c'est-à-dire leur progéniture. Nous avons choisi d'outrepasser la pudeur des chiffres et faire éclater la chape de plomb qui entoure la clochardisation de nos grands-parents.Autrefois, le grand-père était le guide, la référence et le chef de famille. Aujourd'hui, personne ne l'écoute; il est même ignoré par les petits-enfants, les brus et les autres habitants du village et du quartier. Les histoires de grand-mère ont été chassées par les films et les émissions télé et les conseils vieillots du grand-père sont tombés en désuétude. «Aujourd'hui, on n'écoute plus la parole sage d'un vieux expérimenté; on préfère le bruit des pièces de monnaie dans les poches.» Ali, un quinquagénaire à Ouaguenoun, faisait référence à la considération dont jouissent les vieux bénéficiant d'une retraite des caisses françaises. En effet, attablés à la terrasse d'un café, des vieux ont accepté de converser sur le sujet. «Savez-vous que des vieux ont été agressés par leurs enfants parce qu'ils n'ont pas de retraite en devises?», affirmait Mohand avec un air assuré et ayant passé sa jeunesse dans une mine du Nord. Mais, il a exprimé, là, crûment une réalité qui frappe une grande proportion de cette frange, autrefois respectée. «Pourquoi voulez-vous qu'on soit écoutés, ne voyez-vous pas à quel point les moeurs ont changé?,» s'interrogeait le même orateur. «Aujourd'hui, même ces vieillards qui ont l'euro, dit Saïd, pointant malicieusement du doigt, son vis-à-vis au jeu de dominos, sont obligés de payer les disc-jockeys pour voir les enfants danser.» «Nous valons quelque chose grâce à Dieu car nous avons souffert dans les usines de charbon, et de textile en France et en Belgique», réplique Mohand. Beaucoup de grands-parents se regroupent aujourd'hui sur les trottoirs de la ville de Tizi Ouzou ainsi que des petites villes avoisinantes. Ils sont quotidiennement contraints de jouer du coude avec des adolescents non moins misérables afin de gagner leur vie. «Après des décennies sur les chantiers de l'Ecotec (ancienne entreprise du bâtiment) je suis toujours obligé de vendre du tabac à chiquer et des cigarettes pour gagner ma vie», raconte avec résignation Lamara, un septuagénaire. En effet, dans son cas, il y en a beaucoup. Percevant une retraite jugée non pas insuffisante, mais misérable, ces derniers vendent du tabac à la sauvette en compagnie d'enfants de leurs enfants. «Mes enfants travaillent mais ils ne gagnent même pas de quoi nourrir leurs enfants. Et, puis, les enfants préfèrent vivre seuls en compagnie de leur femme et enfants», enchaîne son compagnon qui tenait lui aussi une table. Il y étalait des chewing-gums, des cigarettes, du tabac à chiquer, des lames à raser et d'autres objets d'occasion. Ces derniers temps, le phénomène est devenu anodin au point que ces vieux, après avoir été ménagés par les policiers, commencent à subir les raffles. D'autres, en des proportions de plus en plus importantes, recourent à la mendicité. Eh, oui! des vieux mendient en tendant la main. Certains, pour éviter les regards, font la tournée des restaurants pour réclamer une bouchée de pain alors que d'autres n'hésitent pas à quêter dans les cafés pour quelques dinars. Le phénomène était insignifiant mais aujourd'hui, il prend de plus en plus d'ampleur. Une autre partie de nos grands-parents a choisi les jardins publics comme loge de nuit. «Je n'ai plus ni maison ni personne», nous dit un vieux d'une voix inaudible et tremblante.«Quand on n'a plus que l'amour à s'offrir en partage», il faudrait que l'autre partie en veuille. Mais, semble-t-il, ce n'est plus le cas. Le nombre de grands-parents qui vivent seuls s'accroît à une vitesse vertigineuse. «Ceux qui ont de la devise, on les héberge encore par pur matérialisme», affirme un quinquagénaire. Il vit seul dans sa vieille maison. Sa femme est morte mais il ne veut pas se remarier malgré l'insistance de ses enfants, tous mariés et vivant seuls. Da Moh passe ses journées en compagnie de quelques brebis et de son fidèle chien. II n'est pas le seul. Le phénomène est une fatalité imposée par la vie moderne. «Les gens d'avant, leur retraite, c'était leurs enfants. Aujourd'hui, c'est de l'argent»; la sentence est de Da Moh qui perçoit une retraite insuffisante pour subvenir à ses besoins.Nous avons aussi recueilli le témoignage d'une vieille femme qui avoisine les cent ans mais qui vit toute seule grâce à la charité des villageois. «Mes enfants et mes petits-enfants ne viennent même pas me voir. Ce sont les voisins qui me nourrissent», dit-elle. Cette catégorie préférant la solitude et vivant de la solidarité des voisins est plus importante qu'on le pense. Beaucoup de cas sont signalés à travers la wilaya. Ils fuient toutes les statistiques déjà tronquées par la pudeur d'une société qui ne trouve plus ses repères. A ce jour, ce n'est ni la retraite médiocre ni la prime de solidarité qui peuvent venir à bout de ce phénomène. Le problème est tellement complexe pour n'en voir que le côté matériel. C'est aussi l'expression d'un mal qui ronge les sociétés occidentales modernes qui s'installe dans la nôtre. La définition de la structure familiale réduite de nos temps est en porte-à-faux avec celle d'antan. Mais ne faisons-nous pas fausse route vers la modernité? K. B.