Dans cet entretien, Badr'Eddine Mili, journaliste, militant, syndicaliste et ancien directeur général de l'APS, souligne la nécessité de consigner dans un Livre blanc les crimes de guerre commis par le colonisateur avant de concevoir toute relation bilatérale féconde et durable. L'Expression: A quel type de littérature émarge La Brèche et le Rempart? Badr'Eddine Mili: Avec La Brèche et le Rempart, j'ai inauguré une littérature s'affichant délibérément comme antirévisionniste. J'ai voulu restituer dans ce roman une époque hideuse de l'histoire de l'occupation de l'Algérie par le colonialisme. Une histoire marquée par un système commandé par la loi d'airain, de la traite en économie, du déni de l'identité de l'Autre en culture et de l'exclusion en politique. Une réalité loin des visions idylliques de la «cohabitation» qui ont cours aujourd'hui dans certains cercles. Le roman décrit l'entrée du petit peuple dans l'histoire par la grande porte. Est-ce une nouvelle démarche pour réécrire l'histoire? La Brèche et le Rempart dresse une fresque très bigarrée de la vie quotidienne du petit peuple, facteur déterminant de toute résistance à l'anéantissement par la misère. Le roman dépeint la détresse et le combat des paysans sans terre, des sous-prolétaires, des ouvriers, des femmes, et des enfants, unis dans une alliance sacrée pour la survie, et qui représentent les différentes catégories sociales et niveaux de conscience politique caractérisant l'Algérie de l'époque. Ils sont présentés face à leur destin, partageant le même objectif: sortir par tous les moyens du piège dans lequel ils se sont retrouvés, par une sorte de ruse de l'histoire, enfermés pendant plus d'un siècle. Quel message tenez-vous à faire passer avec ce roman? J'ai témoigné dans cette oeuvre du statut d'indigène et de colonisé qui était fait aux Algériens, sans aucune concession idéologique ou sentimentale. Les faits et les vérités historiques sont têtus. On ne peut ni les déformer ni les transgresser. Le passé finit toujours par rattraper les auteurs des crimes. Et dans le cas de l'Algérie, le passé et le passif sont trop lourds pour être zapés sans état d'âme. Il n'y a eu, à ce jour, aucun bilan exhaustif officiel sur les crimes de guerre commis, sciemment et volontairement pour éliminer physiquement et culturellement tout un peuple. Il est temps de les consigner dans un Livre blanc et d'en tirer toutes les conséquences, en termes de responsabilité et de reconnaissance, avant de concevoir avec l'ancienne puissance coloniale toute relation bilatérale féconde et durable. Vous laissez entendre que Novembre n'a pas tenu toutes ses promesses. Le thème central du roman tourne autour de la question de savoir pourquoi Novembre, qui a réhabilité la Nation en lui restituant sa souveraineté et son honneur, n'a-t-il pas pu ou su prolonger la conquête de l'indépendance par un développement économique généralisé, l'instauration de libertés politiques avancées et un progrès social équitable. Plusieurs récits se chevauchent dans le roman L'écriture de ce roman m'a donné l'occasion de tirer de l'oubli les héros de la bataille de Constantine de 1957, qui a, d'une certaine façon, continué et soldé celle de 1847 en prenant sur Lamoricière, Damrémont, Rohault de Fleury, les généraux envahisseurs, une revanche posthume cinglante. Les noms de Messaoud Boudjeriou, de Zaâmouche Ali, de Hamlaoui, de Aouati Mostéfa, des frères Boufenara, des frères Mentouri, de Kitouni Abdelmalek, de Salah Boudraâ, de Boumedous, de Meriem Bouatoura et de bien d'autres fils et filles du peuple dont beaucoup furent condamnés à mort et exécutés, ont pris légitimement leur place aux frontons des rues, des avenues et des boulevards de Constantine. Leur sacrifice fut exemplaire. C'est pourquoi j'ai tenu à les ressusciter dans Aouinet El Foul, ce quartier populaire très pauvre qui a vu naître certains d'entre eux et qui fut la plaque tournante de cette bataille encore chantée dans les milieux populaires de la ville, et qui a, de ce fait, occupé dans le roman une place privilégiée, parce qu'en tant que base centrale de combat, ce quartier est devenu un épigone emblématique, omniprésent, témoin et acteur très parlant car symbolisant pleinement la grande odyssée anticoloniale de l'Algérie populaire. Pour cette raison et bien d'autres La Brèche et le Rempart est aussi, quelque part, le roman de Aouinet El Foul.