Rencontré lors de la 14e édition du Sila, l'auteur, dans cet entretien, a démontré le rôle que peut jouer la littérature dans l'écriture de l'histoire et sa transmission aux générations futures. Liberté : Votre roman, la Brèche et le Rempart, est un ouvrage qui met en avant l'histoire d'une famille algérienne entre la Seconde Guerre mondiale et l'Indépendance. Au-delà de cet aspect historique, il y a le personnage de Stopha, déchiré et ballotté entre deux cultures… Badr'eddine Mili : Stopha représente les enfants et pré-adolescents de la société algérienne des années 1940 et 1950, qui ont été amenés par la force des choses à entrer dans l'école française, encouragés par leurs parents, pour aller chercher l'étincelle du savoir. Alors, imaginez le petit enfant ignorant tout de la culture et la langue française, entrant dans une école qui interdit l'usage de la langue arabe, c'est un choc civilisationnel énorme. Comme vous le dites, déchiré par deux mondes inconciliables et irrémédiablement contradictoires. Et comme le voulait la mère de l'enfant, qu'il arrache l'étincelle du savoir pour sortir du sous-homme. Y a-t-il une part autobiographique dans votre roman ? A priori non, car j'ai voulu que les principaux héros, parmi les dizaines de personnes que compte le roman, soient une synthèse représentative des différentes couches sociales et des différentes connexions politiques du peuple algérien. Mais toute reconstitution historique repose évidemment sur un vécu et, bien sûr, on retrouve dans la Brèche et le Rempart des références autobiographiques, même si elles sont indiquées de façon subliminale et indirecte. Vous proposez également d'aborder l'histoire par la mémoire… La littérature algérienne d'aujourd'hui est sommée objectivement de procéder à un travail de mémoire absolument indispensable à la pérennisation du combat populaire national. J'ai écrit la Brèche et le Rempart pour répondre à certains cercles littéraires révisionnistes qui présentent la période coloniale sans les tueries de la colonisation pacifique entre colons et colonisés, ce que je considère comme une dérive et une attente grave à l'intégrité et à l'authenticité de la mémoire collective nationale. Dans la vie, chacun choisit son camp et sa voie. J'ai choisi la voie de la dignité. Je n'accepterai jamais que ce type de littérature contribue à faire absoudre les crimes d'un Aussaresses, “un salaud” au sens sartrien du terme, qui revendique l'assassinat de Larbi Ben M'hidi en se vantant de la façon dans il l'a fait pendre haut et court ! Vous commencez votre roman par une magnifique description de Constantine de l'époque. Votre description du marché y est d'ailleurs magistrale… Certains lecteurs m'ont dit que cette description avait des accents “mahfouziennes”. Il y a un peu de cela, mais je dirai que j'ai décrit Constantine différemment de la façon choisie par Kateb Yacine, Malek Haddad ou Tahar Ouattar. J'ai été chercher Constantine dans sa profondeur et son épaisseur populaires. J'ai fait démarrer le livre par la description d'Aouinet El Foul, qui est un quartier populaire très pauvre, par lequel les troupes françaises sont entrées dans la ville pour effectuer la brèche dans le rempart de la cité défendue par Ahmed Bey. C'est par ce même quartier que Zirout Youcef entra à Constantine le 20 août 1955, infligeant une sanglante défaite posthume aux généraux Damrémont, La Moricaine et Rohaulp De Fleury. J'ai conçu le quartier comme une position pour situer l'historique géographique du roman, puis, au fil des pages, il s'est imposé comme un protagoniste vivant et agissant puisqu'il est devenu la base centrale de la bataille de Constantine, engagée par les fidayin en 1957 simultanément avec la Bataille d'Alger. À partir de là, Aouinet El Foul est devenu un lieu universel, emblématique qu'on pourrait facilement retrouver chez Nazim Hikmat, Pablo Neruda où Naguib Mahfouz. C'est votre premier roman. Comment êtes-vous venu à l'écriture ? En fait, j'écris depuis 40 ans puisque, tout au long de ces années, j'étais journaliste. En vérité, je me suis d'abord investi dans l'écriture d'ouvrages à caractère économique. J'ai, entre autres, écrit le Guide économique et social de l'Algérie. J'ai été tenté de rédiger un essai politique ou traité d'histoire sur la période, mais j'ai préféré le genre romanesque pour traiter de la mémoire. Car j'estime que ce procédé facilitera davantage et de façon moins rébarbative l'accès aux jeunes générations à la connaissance de leur patrimoine mémoriel national. Travaillez-vous sur une suite ? Bien évidemment ! Lorsque j'ai démarré la mise en œuvre de la Brèche et le Rempart, j'avais à l'esprit de produire une trilogie contenant la période des soixante dernières années. Allant de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. Ces trois volets correspondent respectivement à la grande espérance des années de la Révolution puis au désenchantement et à la désillusion de la période du socialisme spécifique et, enfin, à la grande fracture des années 1990 dont on traîne encore les séquelles. Le prochain roman qui continuera naturellement, celui-là est presque achevé. Il aura pour titre les Mémoires magiques. Il racontera les espoirs et les déboires d'un jeune étudiant militant du socialisme dans l'Algérie des années 1960. Quant au dernier, il traitera de la crise de la société algérienne d'aujourd'hui. Il aura pour titre les Habillages de la passion maudite.