Ses paroles donnent le tournis à la logique et de la sagesse à la naïveté. L'homme que nous appelons chez nous Dj'ha est de toutes les situations et de tous les pays. Ses facéties, qu'elles soient celles d'un simple d'esprit ou d'un esprit prompt, se caractérisent par une intelligence pure et aiguë, toujours à l'affût de tout ce qui bouge. Ses faits et gestes ont illuminé notre imagination d'enfant. Qui ne sait «Masmâr Dj'ha, Le Clou de Dj'ha» ou «Habbat el-F-hâma, La graine d'intelligence»? De ce dernier thème, Kateb Yacine s'est inspiré pour écrire sa pièce de théâtre en un acte intitulée «La Poudre d'intelligence», en français en 1959, en arabe parlé à Alger, en 1969, et dont le personnage Nuage de fumée, ridiculise à la façon de Dj'ha des caractères types de la société. Ce personnage mythique du folklore traditionnel, qui reste éternellement présent dans les mémoires, nous est ressuscité de belle manière par Bendjedou Bousnina dans son ouvrage Le Livre de Djoha, l'Espiègle (*). Un mot sur l'auteur: il est né à Sétif, en 1950, a fait des études d'architecture à l'EPAU (Alger) et a exercé sa spécialité pendant 20 ans dans sa ville natale; il s'est fait connaître, en 2004, en publiant en France un recueil de poèmes sous le titre Le Livre de la passion, poèmes de l'amour et de la souffrance, édit. Bénévent. Dans ses poèmes, Bousnina exalte ses rêves qu'il situe dans un Monde en paix où l'existence, quelque peu nostalgique, favorise la création et la recherche de la beauté sous toutes ses formes. Ce Livre de Djoha, l'Espiègle qui se veut essai, selon ce sous-titre Contes de la mémoire oubliée, est composé comme un chant mémoriel à trois temps: 1 - Les premières aventures de Djoha El-Bâhi ou la mémoire revisitée. 2 - Les nouvelles aventures de Djoha El-Bâhi ou la mémoire éclairée. 3 - La dernière aventure de Djoha El-Bâhi ou la mémoire oubliée. Un «Glossaire», des vocables utilisés en arabe, clôt l'ouvrage. Il faut peut-être rappeler, à nos lecteurs que le personnage en question est connu dans plusieurs pays et que son nom est plus ou moins différent d'un pays à l'autre. Par exemple, il est au Maghreb (Djeha, Dj'ha, Djouha), en Egypte (Goha), Turquie (Nasreddi Hoça), en Iran (Mulla Nasruddin), en Pologne (Hodza Hogea), en Bosnie (Nasruddin Khodja), au Kazakhstan (Nasruddin Hodja), au Kirghizstan (Nasreddin Afandi), en Roumanie (Nastratin Hogea), en Grèce (Nastradhin Chostzas), en Asie centrale (Apendi), en Chine (Afandi),... Mais dans plusieurs pays, on lui donne le titre de «Hodja» ou «Khodja» qui veut dire «Maître». Selon la tradition généralement bien partagée, notre personnage aurait été un lettré à l'époque du calife abbâsside de Baghdad, Haroun er-Rachîd (786-809) et de celle du grand mathématicien arabe el-Khawârizmi (vers 783 - vers 850). Cependant, se référant à certains récits, l'artiste en facéties aurait vécu à l'époque de Tamerlan (Timour Lang) et aurait pu être contemporain du Seldjoukide ‘Alâ ed-Dîn (xive s.). Il aurait également voyagé dans différents pays si l'on se fonde sur la localisation de ses récits. Le lieu de son tombeau n'est pas connu avec précision. Chez nous, se trouverait aussi sa tombe...Le personnage est assurément étrange, insaisissable comme son esprit, comme sa pensée. Sa célébrité dépasse les siècles, les générations et les âges. Mais enfin est-ce que Dj'ha existe? Nous sommes sûrs seulement que de nombreux livres rapportent les exploits de ce personnage: Decourdemanche, J.A. 1876. Plaisanteries de Nasr-Eddin-Hodja; Basset, René. 1924. Mille et Un Contes, récits & légendes arabes; Coué, Jean. 1993. Djeha le malin; Darwiche, Jihad. 2000. Sagesses et malices de Nasreddine, le fou qui était sage; Belamri, Rabah. L'Âne de Djeha (H'mâr Djeha); Nahum, André. 1980. Histoire de Ch'ha ou Jehâ ou Hohâ ou Goha, le plus d'entre les fous, le plus sage, le plus rusé, le plus naïf, le plus sot et le plus intelligent, l'unique, le seul menteur qui ne dit que la vérité... Cependant, à quel genre littéraire exactement devrait-on rattacher le fond, la forme et la transmission des faits et gestes de Dj'ha? Histoire? Conte? Récit? Aventure? - Quoi d'autre?... En tout cas, le narrateur est indissociable du message (et de la forme du message) qu'il adresse à ses auditeurs, - puisque l'information est orale et que le langage s'adapte aux besoins communicatifs. Aussi je trouve que la méthode employée par Bendjedou Bousnina façonne correctement sa communication. Il est lui-même le meddah, il est - si j'ose dire - lui, le gawwâl. Le lecteur ne se préoccupe guère de la fréquence et de la forme de l'information. Car l'organisation des contes (des récits, des histoires, des aventures,...) et de leur déroulement, est efficace. Il y a du vrai, de la vraisemblance, de l'imagination, de l'esthétique. J'imagine bien le Meddah et son héros Dj'ha, trottant ensemble sur les chemins divers de la narration et des événements. Je vois le Meddah prendre la parole, invectiver la foule; je le vois sourire au public attentif, gronder les importuns, puis jouer le mystère, je dis bien «le mystère»: «Ecoutez! Bonnes gens de bonnes familles, les aventures extraordinaires, réelles et certifiées, d'un être exceptionnel, d'un vaurien reconnu, circonspect et avisé! Rusé comme un renard du désert, malin, espiègle et trompeur, mais aussi maître spirituel de tous les rieurs!» Ecoutons, suivons le fil de la parole qui fait naître une histoire jusqu'à «la pause» et qui ensuite fait naître une autre histoire jusqu'à «la pause» suivante, - le Meddah enchaînant les histoires de Dj'ha, comme le joaillier monte tout collier de perles précieuses qui n'aurait jamais de vrai début ni de vraie fin. Laissons-nous donc envahir par la verve et l'impertinence de l'esprit libre de notre personnage. Ecoutons et rêvons... Dieu merci nous avons tous en nous quelque chose de cette mémoire qu'il ne faudrait pas oublier. Dieu fasse que la génération d'aujourd'hui et la prochaine trouvent, ainsi que le souhaite Bendjedou Bousnina, «le temps de la poésie et des rêves» en s'instruisant aux richesses de nos traditions tout en créant évidemment de nouvelles richesses qui ressemblent à leur identité construite dans le passé le plus lointain et qui s'ouvre au progrès. Quoi qu'il en soit, «Le rêve de Dj'ha» dans son aventure d'aujourd'hui, c'est-à-dire son dernier rêve, est un espoir de longévité de son énigmatique existence: «Est-ce un rêve ou la réalité?» Là est la conclusion du «mystère» contenu dans Le Livre de Djoha, l'Espiègle. (*) Le Livre de Djoha, l'Espiègle de Bendjedou Bousnina Editions Alpha, Alger, 2009, 317 pages