Une tempête dans un verre d'eau? La brève montée de tension entre Riyad et Washington de ces derniers jours l'illustre parfaitement. Les rapports américano-saoudiens ne sont pas aussi lisses que cela pourrait être supposé. Cette incertitude dans les relations entre Washington et Riyad s'est encore accentuée depuis les attentats du 11 septembre, les Américains reprochant, (même si cela se faisait à demi-mot), aux Saoudiens leur peu d'enthousiasme dans la lutte contre le terrorisme international. Mais c'est encore la réticence de Riyad à donner son feu vert aux préparatifs de guerre américaine contre l'Irak qui irrite le plus Washington. Ces suspicions, assez inédites entre les alliés du Moyen-Orient, ont fait que les relations américano-saoudiennes ont traversé ces derniers mois une forte dépression. Les indiscrétions du Washington Post, qui a reproduit, mardi dernier, des passages d'un rapport secret du DPB (Defense Policy Board), ont induit une montée de fièvre entre les deux pays, faisant même craindre une crise diplomatique. La promptitude des démentis de la Maison-Blanche, du département d'Etat, et celui de la Défense, en dit long sur la particularité qui lie Washington à Riyad. Selon le Washington Post, lors d'une réunion au Pentagone, du DPB (cellule de réflexion et organe consultatif du Pentagone sur les questions stratégiques) Laurent Murawiec, analyste de la Rand Corporation a déclaré: «L'Arabie Saoudite appuie nos ennemis et attaque nos alliés. L'Arabie Saoudite est la graine du terrorisme, le premier auteur, l'adversaire le plus dangereux» au Proche-Orient. Une position tranchée qui ne reflétait en rien la traditionnelle retenue américaine vis-à-vis des ses «amis» arabes. Fuite délibérée? Toutes les supputations sont permises, tout comme il est possible que Washington ait, en sous-main, utilisé cette analyse comme moyen de pression et d'avertissement envers un pays qui montre de plus en plus de velléités à prendre quelque distance et indépendance vis-à-vis de son puissant protecteur américain. Les déclarations de l'analyste américain ont été très mal prises par Riyad, qui a réagi au plus hauts niveaux du royaume. Les officiels américains se sont ainsi évertués à arrondir les angles, démentant notamment les propos de M.Murawiec. Ainsi, «l'Arabie saoudite est un ami et un allié de longue date», affirme le porte-parole de la Maison-Blanche, Scott McClellan qui ajoute: «Nous apprécions beaucoup sa collaboration dans la guerre contre le terrorisme.» «Les réflexions exprimées par des personnes individuelles ne reflètent pas les vues du gouvernement des Etats-Unis», renchérit pour sa part, le département d'Etat, alors que le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, affirme: «Cela ne reflète pas la position du gouvernement.» Certes! Mais il n'en demeure pas moins que cet organisme consultatif (Defense Policy Board, DPB, dirigé par un ancien collaborateur du président Reagan) travaille pour le compte et avec le Pentagone. Ce qui revient à dire que ses avis, d'une manière ou d'une autre - quoiqu'on en disent les officiels américains - servent (souvent) de support à la formalisation de la politique américaine dans un contexte précis. Celui-ci, pour ce qui concerne l'Arabie Saoudite, est marqué par au moins deux faits qui prennent de plus en plus de l'amplitude: la succession du roi Fahd et l'affaire irakienne. Malade, impotent, notamment depuis l'embolie cérébrale de 1995, affecté par la maladie d'Alzheimer, le roi Fahd (81 ans) ne règne plus, la réalité du pouvoir étant entre les mains de son demi-frère, le prince héritier Abdallah. Celui-ci, qui ne passe pas pour un proaméricain (contrairement au roi Fahd), dirige de facto le royaume saoudien. Ses récentes prises de position, singulièrement son refus d'une frappe contre l'Irak, et l'utilisation du territoire saoudien pour ce faire, sont loin d'avoir amélioré l'opinion de Washington à son encontre. Il n'y avait qu'à relever la froideur avec laquelle les Etats-Unis avaient accueilli, en février dernier, le plan de paix pour le Proche-Orient conçu par le prince Abdallah. Plan rejeté par Sharon qui réoccupa les territoires palestiniens le jour même où les chefs d'Etat arabes se réunissaient à Beyrouth (28 et 29 mars) pour approuver le plan saoudien. Le refus de l'Arabie Saoudite d'une nouvelle guerre contre l'Irak, suivi par l'ensemble des pays du Golfe, (y compris le Koweït), rend très ardue l'option guerrière de George W.Bush contre Saddam Hussein. Laquelle option ne pouvait se justifier qu'avec l'accord et l'appoint des pays arabes de la région. Aussi, les déclarations reproduites par Washington Post, même si les officiels s'en démarquent, peuvent être assimilées à une forme de pression pour inciter l'Arabie Saoudite à réviser sa position sur le cas irakien. De fait, les Saoudiens vivent un dilemme, car ils n'oublient jamais, nonobstant leurs réserves et protestations, les liens spécifiques qui lient la dynastie des Al Saoud aux Etats-Unis. Par ailleurs, les intérêts américains sont tellement imbriqués dans ceux de l'Arabie Saoudite (notamment sur le plan stratégique et énergétique) qu'aucune des deux parties ne désire réellement aller au clash. Mais il semble que les Américains, qui considèrent sans doute le prince Abdallah (74 ans) comme un roi de transition (cela a été le cas du roi Khaled qui remplaça brièvement le roi Fayçal (autre bête noire des Américains), assassiné en 1975) semblent placer leurs espoirs sur le fils préféré du roi Fahd, le prince Abdelaziz (29 ans), chef du cabinet royal. Mais il s'agit bien là d'une autre histoire. Dans leur croisade anti-irakienne, les Américains ont besoin du soutien des Arabes particulièrement les Saoudiens. Aussi, pour eux, le temps presse et l'Arabie Saoudite, présentée comme «ennemie» des Etats-Unis, peut être bien une manoeuvre pour faire sortir le loup de sa tanière. Car, s'il est un fait incontestable, c'est que Washington veut demeurer le seul «faiseur» de roi au Moyen-Orient.