Les bruits nocturnes bercent les rêves tourmentés d'un homme auquel on a confisqué un toit. Aïn Bénian, 20 km à l'ouest d'Alger, domaine agricole, 23h, mercredi. La raison d'Etat est passée par là. La lumière grise d'une nuit sans lune saisie des murs de parpaing à terre. Tout a été couché. On a tapé fort. «Ils avaient prévu des ambulances.» Au milieu des maisons spectres se dresse une tête. Un père de famille orphelin a décidé de rester pour protéger le mobilier qui n'a pu être transporté. Il n'est pas seul. Dans chaque ruine, demeure un guet, sur un sommier en fer, sur une couverture à même le sol, sur un parpaing. Les femmes et les enfants ont été évacués, ailleurs, dans des maisons rescapées, appartenant à des personnes qu'on ne connaissait pas avant et auxquelles on n'adressait, peut-être, même pas un salam alikoum, mais qui, cette nuit, sont devenues des hôtes. 17 constructions du domaine, parmi les «500», selon un chiffre non encore établi par omission, ont été démolies par les forces combinées de la commune et de la gendarmerie. Pères de famille perdus et adolescents soucieux de réussir leur test d'adultes se réunissent autour d'une table de fortune, dans ce qui était, hier encore, l'unique pièce de la demeure. 23h30. L'homme de la ruine finit de disposer ses voisins de lutte perdue. «Ils n'ont pas idée de ce qui nous arrive», clame, les yeux grands ouverts, l'un d'eux. Sa fille en bas âge a été transportée à l'hôpital, après avoir perdu connaissance «à cause des gaz lacrymogènes, servis à volonté même à l'intérieur des maisons», soutient-il. Le consensus est vite trouvé, la discussion tournera autour des méthodes musclées de la gendarmerie qui a procédé à l'évacuation de ceux qui ont résisté aux gaz, aux pierres et aux balles en caoutchouc. Des chiens qui se sont évadés dès l'entame de l'assaut. Des youyous lointains qui accompagnent la nuit, à l'heure où des gens, eux, se retrouvent sans domicile. L'air est aux sourires surréalistes. Des hommes pénètrent soudain dans le périmètre, mais restent à bonne distance. On envoie quelqu'un pour voir ce qu'ils veulent. La tension s'effiloche à mesure que les hommes au loin échangent des propos. Des gens de la ville venus s'enquérir de l'ampleur des dégâts, voir si quelque chose peut être fait. Un café pour tenir encore. 02h00. Le café n'était pas assez fort. Les 48 heures de veille et d'expectative font chanceler les plus robustes. Le moment d'une ronde. Depuis les ombres de la pénombre, les bruits nocturnes bercent les rêves tourmentés d'un homme auquel on a confisqué un toit. La tête collée contre un muret, il se débat sous ses couvertures à notre passage. De l'autre côté du sentier, les constructions illicites s'étendent sur une centaine de mètres carrés. Elles n'ont pas encore été détruites. Ce ne sont pas des cas litigieux, mais une cité. Les venelles éclairées par une lune pourtant pâle portent les voix des maisons insomniaques. On nous montre un mur défoncé par erreur. La destruction ne devait pas avoir lieu à cet endroit précis. «Vite, l'équipe a été mise au courant de sa méprise et a changé de cible pour aller plus bas», témoigne un habitant qui n'a pas été touché, mais qui s'attend à l'être bientôt. «On nous dit qu'ils vont revenir», s'inquiète-t-il. 3h00. Plus personne ne tient debout, les hommes sont allés se reposer laissant l'arbre se consumer seul. Le vent, qui a pris d'assaut ce versant maritime de Aïn Bénian, alimente la braise et fait voler quelques étincelles. Une voiture fait soudain irruption dans le domaine et emprunte le sentier pour faire un demi-tour fulgurant. Les grésillements d'un talkie-walkie accompagnent le retrait. Le chant des coqs réplique, ce sera bientôt un nouvelle journée qu'il faudra affronter. Au petit matin, un «voisin» à la mine grincheuse, habitant de l'autre côté du sentier, nettoie ostensiblement les traces de résistance de la veille. Restes de pneus incendiés et de cailloux jetés à la face des «djadarmia». Il s'aide d'une citerne d'eau qu'il a commandée exprès pour ce faire. «Il n'a pas été touché, lui.» «Circulez il n'y a plus rien à voir, rien ne s'est passé et je ne veux plus que cela se répète, pas devant ma maison», marmonne-t-il, sans toutefois oser la défiance. Les habitants, qui ont perdu leur maison et qui ont tenté de résister, assistent à la scène du coin de l'oeil. Se regardent, mais pas trop, pas assez en tout cas pour dire les choses qu'il faut dans ce genre de circonstance. Pendant ce temps, des enfants cherchent dans l'un des tas d'immondices, qui encadrent cette zone d'habitations, un jouet pour la journée. Ce seront des barres en aluminium. Les femmes reviennent en processions récupérer les effets que les maris ont passé la nuit à surveiller. Une sandale, c'est déjà ça et c'est justement ce que cherchait cette jeune femme qui s'empresse de l'enfiler. Les habitants tentent de s'organiser, mais y arrivent difficilement. Il s'agit de convaincre les autres, ceux qui n'ont pas encore été concernés, de se joindre à eux pour un sit-in à l'APC. Le va-et-vient des sinistrés, les intentions ramollies de poursuivre la lutte étouffent et s'autoneutralisent. On ne sait plus quoi faire.