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Boumediène et l'économie de bazar
ECLAIRAGE
Publié dans L'Expression le 06 - 05 - 2010

A en croire l'éminent universitaire et chercheur algérien, le Pr Boualem Aliouat, l'Algérie des années 1960 et 70 n'a pas connu le socialisme tel qu'il a été théorisé par Marx et ses épigones, ainsi que d'autres écoles de pensée, mais seulement un capitalisme d'Etat paternaliste. Cette forme de capitalisme a fait bon marché autant de la rationalité économique que des valeurs socioculturelles du peuple algérien.
Sur le plan idéologique et politique, les choix de H.Boumediène étaient des choix contraints. Il se devait en effet de demeurer fidèle à la Proclamation du 1er Novembre 1954 et au Programme de Tripoli de juin 1962 qui enjoignaient tous deux aux responsables politiques de l'Algérie indépendante, d'instaurer la justice sociale et de rompre avec les rapports de domination capitaliste qui avaient désarticulé la formation historique algérienne en la dualisant entre société traditionnelle et société moderne.
Sur le plan doctrinal, le président Boumediène n'étant ni expert lui-même ni omniscient, a été amené à se référer à un corps de doctrine, sans quoi la gestion du pays aurait épousé les seules aspérités du terrain et relevé du pilotage à vue le plus fruste.
Contrairement à ce que laisse entendre le Pr Aliouat, H. Boumediène n'a guère prêté d'oreille attentive aux théoriciens de l'économie étatiste soviétique ni du reste, aux thuriféraires du socialisme autogestionnaire avec lequel il avait rompu définitivement en 1967. Il a, plutôt, puisé son inspiration dans les travaux des plus éminents économistes français de l'époque, F.Perroux et G.Destanes de Bernis, notamment en ce qui concerne les industries industrialisantes et les stratégies de développement agricole. Au surplus, tout ce que l'Algérie comptait d'experts, d'universitaires, de chercheurs et de managers dans les années 1960 et 1970, plaidait fortement en faveur du choix de la voie de développement non capitaliste, la seule, à leurs yeux, à permettre à notre pays de se moderniser, de s'industrialiser et de rompre avec toutes les formes de dépendance. Il ne s'agissait pas d'instaurer quelque capitalisme d'Etat que ce soit, mais d'affirmer le rôle de la puissance publique, l'Etat ayant vocation à s'ériger en principal agent d'accumulation du capital, dans une phase transitoire, tout au moins. Ce n'est nullement par inclination idéologique ou propension à instaurer une sorte de paternalisme d'Etat ou encore de mise sous tutelle de la société (dont les élites intellectuelles ont été fortement sollicitées pour contribuer au succès de sa politique) que H. Boumediène dédaigne le concours du secteur privé (au demeurant inexistant du fait même du legs colonial), mais par nécessité logique, dès lors que, de toutes parts, trois impératifs sont mis en avant pas les tenants de la voie de développement non capitaliste: (1) seul le développement des industries lourdes, de la chimie et de l'énergie confère au développement son caractère «industrialisant»; (2) il faudra accorder la priorité à la satisfaction des besoins du marché intérieur; (3) seul l'Etat dispose de la capacité de mobilisation de capitaux importants pour engager des opérations dont la rentabilité ne peut être immédiate. Il est cependant exact que l'ensemble des régimes du Maghreb, depuis l'accession de nos Etats à l'indépendance, sont perçus, dans une vision maxwébérienne, comme des régimes néopatrimoniaux caractérisés par un faible degré d'autonomie des institutions sociales au profit de l'appareil d'Etat, une appropriation privée de ce même Etat par les élites gouvernementales, une clientélisation de la société et des relations gouvernants/gouvernés qui ne sont pas totalement exempts d'un certain paternalisme. Outre qu'il faudrait manier avec beaucoup de prudence ce type de schéma, on ne saurait sans le caricaturer, présenter le régime de H. Boumediène sous cette forme. Si la stratégie des industries industrialisantes avait été une réussite et si la révolution agraire avait suscité une plus grande adhésion des fellahs (car il n'existait pas de fatalité de l'échec pour l'une comme pour l'autre), nul doute qu'elles auraient profondément induit de nouvelles contradictions sociales, culturelles et politiques que nul ne peut se hasarder à imaginer. C'est dire qu'un modèle relevant a priori de cette catégorie commode qu'est le «capitalisme d'Etat paternaliste» peut générer des mutations insoupçonnées.
Ceci dit, il est difficile de soutenir que le peuple algérien était réfractaire au socialisme, dès l'instant que le socialisme algérien n'était pas réductible à celui des pays de l'Europe de l'Est. Mais il semble aujourd'hui que les autorités de l'Etat peinent à imposer les règles minimales de l'économie de marché, au point d'avoir recentralisé un certain nombre de procédures et généralisé les contrôles a priori. En revanche, l'engouement pour l'économie de bazar s'alimente à des sources historiques profondes que la persistance du modèle rentier ne fait qu'entretenir. Et sur ce point, nous sommes très loin du capitalisme d'Etat paternaliste.


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