Quand il n'a plus rien à dire, l'orateur se met à écrire ses mémoires; il en fait des romans et même de la poésie. Le livre est de plus en plus le fourre-tout de ce que l'on veut être. Que de livres sont publiés et déraisonnent sur les étals comme des poissons hors de l'eau. Le livre est inerte; il restera inerte tant qu'aucune main ne le saisit et ne le feuillette. Ni l'éditeur, ni le libraire, ni le critique, ni le lecteur ne s'attachent à lui. Trop souvent, il ne trouve personne qui s'attacherait à lui. Le problème, dit le commun, est que les maillons de cette chaîne naturelle, qui fait la vie d'un livre et incite à la lecture, perd sa solidité. La vocation de chacun d'eux n'est pas sacrée, car ils s'imaginent tous devant un bonheur, le bonheur d'éduquer et d'instruire, qui soudain n'est plus à leur portée? Ils sont aussi déçus que le commerçant avide qui aurait mal calculé son coup. Or, il s'agit, dans le domaine du livre, d'un commerce supérieur où l'esprit, la culture, la sensibilité, la compétence, la douceur de l'âme se trouvent prédisposés à l'art de vivre sans ignorance et sans absurdité. LES ALGERIENS DE BILÂD E-SHÂM (De Sidi Boumédiène à l'Emir Abdelkader) par Kamel Bouchama, Editions Juba, Alger, 2010, 343 pages. Le couscous d'Abou Ali, moi j'aime! Le soleil de nos repères et de nos sources est aussi lumineux que les milliers de soleils autour de nous que nous admirons, et aussi riche, mais qui ne nous appartiennent pas. Kamel Bouchama lève le lourd rideau de l'Histoire culturelle de plus de sept cents ans de nos «ancêtres les Berbères [...] N'en déplaise à ceux qui les traitaient de ´´barbares´´». Le corps sémillant et l'esprit vif s'abreuvant aux grandes sources de l'Histoire et de la Culture de nos ancêtres, cet auteur prolifique, passionné et infatigable ne cesse de courir les marathons tracés dans les plis de notre héritage le plus sûr, le plus riche et le plus lointain; il s'est fixé la mission d'essayer de s'assimiler le passé pour éclairer le présent. Il ne suffit à rien d'être crédule de ce que fut notre passé, si l'enthousiasme qui devrait s'amplifier en nous se laisse plonger dans l'obscurité par notre ignorance cultivée. Aussi, c'est avec une verve très compréhensible que Kamel Bouchama se livre consciencieusement à une démonstration époustouflante d'une Histoire humaine dont les faits retentissent encore aujourd'hui à chaque pas foulé dans les territoires de ce qui est aujourd'hui le Proche-Orient arabe et musulman, en l'occurrence la Syrie qu'il a bien connue en sa qualité d'ambassadeur d'Algérie. L'ouvrage de Kamel Bouchama aurait pu commencer très sympathiquement par la très familière expression «Il était une fois...» que l'on retrouve en titre au chapitre II: «Il était une fois... à Noula..., chez Abou Ali». L'anecdote rapportée, et qui rejoint l'Histoire, autour d'un couscous offert par l'hôte Abou Ali, à notre auteur suffit largement pour intéresser le lecteur à lire de bout en bout Les Algériens de Bilâd ec-Shâm de Sidi Boumediène à l'Emir Abdelkader (1187-1911) - ouvrage dont on remarquera le bel effort de fabrication des Editions Juba - et croire absolument à l'échange socioculturel fructueux et durable entre Ahl el-Maghrib et Ahl Bilâd ech-Châm. La jeunesse et nous tous y apprendrons beaucoup, notamment que, documents à l'appui, nos ancêtres ont bel et bien été des hommes de grande culture. L'OLYMPE DES INFORTUNES de Yasmina Khadra, Editions Julliard, Paris, 2010, 232 pages. Raconter son pays n'est pas dévalorisant. Ici les dieux déchus et anonymes de Yasmina Khadra font leur résidence dans le paradis improbable de leur songe. L'Olympe des Infortunes pourrait apparaître pour le simple lecteur comme une fable moralisatrice avec quelques idées philosophiques ou comme une forte parabole de la comédie humaine. Mais ici, me semble-t-il, la réalité développe la fiction et la fiction conforte la réalité. Avec ce «roman», nous sommes d'une certaine manière en plein dans ce qu'aucun auteur algérien n'a encore dit de son pays, quelque chose qui suscite aussi bien un intérêt sociologique immense (voire citoyen) qu'une admiration pour un talent authentique débridé parce que sincère et complètement enraciné dans sa Terre Maternelle. Certes, raconter son pays n'est pas dévalorisant, mais tout dépend, comme c'est le cas ici, de la qualité de la pédagogie appliquée et de la pertinence du propos. Je crois beaucoup, par le temps qui court, à l'action pédagogique pour éveiller les consciences endormies par les discours soporifiques des clercs en mal d'ambition. Voici donc un thème universel subtilement développé en un drame qui se joue à la surface de la Terre des Hommes. De quoi s'agit-il? Les personnages d'une action qui se déroule en un seul lieu comme dans la tragédie classique française, s'ébauchent dans des situations extraordinairement pathétiques souvent, lyriques parfois, ambiguës la plupart du temps, humaines toujours, et tout leur intérieur, leur fond, l'essentiel de leur réalité, noyés constamment dans l'alcool, - et sans doute dans l'oubli philosophique. Ils s'appartiennent à eux-mêmes, chacun conservant les marques de son individualité singulière; ils constituent la tribu des «Horr», des hommes libres, échappés à tous les pouvoirs. Ce sont des marginaux, si j'ose dire, exemplaires, vivant loin de la ville et de sa civilisation qu'ils ne sentent pas dans leur coeur. Vision de ceux qui, assumant les conditions de leurs tourments avec la fortitude requise, nient tout ce qu'ils ne conçoivent pas librement, sont éternellement insatisfaits, fuient les barbares et leur civilisation rétrograde. Chaque modèle de personnage est une force exceptionnelle; il est créé pour participer à un jeu dramatique universel. L'image pitoyable de chacun d'eux concourt à la vérité d'existence de l'ensemble du groupe: des cas douloureux, des plaintes émouvantes, des volontés rebelles, des intelligences de talent, tous victimes de la destinée se dressant avec éloquence pour se dire et dire une civilisation sous influence morbide.