Vingt et un ans après la sortie de sa première cassette Lqadi, Yasmina est devenue la chanteuse kabyle la plus populaire et la plus prolifique. Ce n'est pas un fruit du hasard si elle s'impose ainsi sur la scène artistique kabyle qui connaît un vide criant dans le domaine de la chanson féminine. Yasmina est la digne héritière de H'nifa et Nouara. Rencontrée la veille de la tenue de son spectacle à Tizi Ouzou, elle s'est livrée à notre journal en toute spontanéité et sincérité. L'Expression: Vous êtes la seule chanteuse kabyle qui écrit elle-même ses poèmes et compose aussi ses musiques. Comment parvenez-vous à faire ce travail immense tout en sachant que vous ne maîtrisez pas les instruments de musique? Yasmina: Ce que j'écris dans mes poèmes, c'est ma propre vie, ce sont mes souffrances et mes douleurs. Mes musiques viennent en même temps que mes textes. Je les fredonne et le musicien Moh Tahir avec qui je travaille les met sur les instruments. Il enrichit aussi mes poèmes avec des idées et des mots qu'il juge adéquats. Au niveau du studio, le musicien Madjid Halit participe aux arrangements afin de parvenir à un produit bien peaufiné. Avant cela, j'ai travaillé avec d'autres musiciens comme Denis Labouré qui a collaboré avec Matoub Lounès ainsi que le musicien Hicham. Vos chansons sont trop tristes, pourquoi tant de pessimisme? Ce n'est pas du pessimisme, c'est de la réalité. Par exemple, dans mon nouvel album, il y a deux chansons sur la mort. Moh Tahir m'a dit que c'est trop pour un même album. Je lui ai répondu que c'était la réalité qui impose ces deux chansons. Nous avons perdu un artiste: Rahim et nous avons aussi perdu un ami. Ces deux chansons sont nées spontanément. Elles sont venues tout droit du coeur. Bien que vos chansons soient mélancoliques, votre public éprouve du plaisir à vous écouter, comment expliquez-vous ce phénomène? J'ai constaté que plus mes fans m'écoutent, plus ils en redemandent. Mes chansons sont de l'oxygène pour eux. Elles leur apprennent, non pas à fuir la réalité, mais à l'affronter. Dans ces chansons, il y a une part de souvenirs, mais il y a aussi de l'avenir. Nous avons constaté que dans vos chansons, il n'y a pas de place pour l'espoir. Ne risquez-vous pas de décourager les jeunes qui vous écoutent avec passion? En ce qui me concerne, j'ai perdu l'espoir sur beaucoup de choses de la vie. C'est une réalité et comme je l'ai dit, je ne fais que dépeindre la réalité, la mienne. J'ai peur de l'avenir, car le passé ne m'a pas laissé de quoi entretenir l'espoir. Dans vos chansons, vous accablez l'homme sans le ménager. Pour vous, l'homme est la source de la souffrance et de la douleur de la femme? D'abord, je dois préciser que je ne généralise pas quand je parle des hommes dans ma poésie. J'insiste sur le fait que je n'évoque que mes propres expériences. Et il se trouve que me concernant, je tombe toujours sur des hommes exécrables. Comment expliquez-vous le fait que vos chansons touchent les personnes de toutes les générations, des adolescents jusqu'aux vieux? J'ai perdu ma mère quand j'avais trois ans. J'ai été élevée par ma grand-mère. A vingt ans, j'ai divorcé avec deux enfants dans les bras dont un est handicapé. Ma vie est faite d'afflictions et de déceptions. C'est tout cela et tant d'autres choses que mes fans retrouvent dans mes chansons. Je pense que cela répond à votre question. Votre réussite dans la chanson n'est pas un fruit du hasard. Dès votre enfance, la chanson coulait dans vos veines, n'est-ce pas? Dès l'âge de sept ans, je ne quittais pas mon poste-cassette. J'écoutais les chansons de Athmani, Lounès Matoub, Hamidouche, Farid Ferragui, Zohra, Kheloui Lounès, Hacène Abassi et H'nifa. J'écrivais tous les textes de ces artistes sur un cahier et j'apprenais les chansons par coeur. Quand il y avait une fête au village, j'étais le «le chef d'orchestre». Et en 1987, vous êtes partie en France après votre divorce... Oui. A Paris, j'avais rencontré plusieurs artistes dont Akli Yahiatène, Allaoua Bahlouli, Arezki Moussaoui, Youcef Abdjaoui, Lounès Matoub, Hamidouche, Farid Ferragui. Un jour, Youcef Abdjaoui m'a donné l'occasion de chanter lors d'une soirée. Je me rappelle avoir interprété Asaru de Malika Domrane et Ruh dayen de Farid Ferragui. Ma voix a été vite remarquée et Allaoua Bahlouli m'a proposé de m'aider pour préparer mon premier album lqadi. Ce dernier est sorti en 1989. Vous attendiez-vous à un tel succès? Je m'y attendais un peu car dans ma tête, je ne pouvais pas vivre sans la chanson. Mais avant tout, mon objectif était juste de conjurer mon malheur. Pourquoi avoir attendu dix ans pour rendre hommage à Matoub Lounès en écrivant deux chansons sur lui? Après son assassinat, il y a eu tellement de chansons à sa mémoire que je pensais qu'il n'y avait pas de place pour la mienne. La chanson Sih ayizriw, je l'ai faite juste après son assassinat en juin 1998. Il était impossible de ne pas faire une chanson sur Matoub. C'est en 2008 que j'ai jugé qu'il était temps de parler de nouveau de Matoub afin de le faire revenir à la scène, à ma manière. Pourquoi avoir choisi spécialement la musique de Ayen Ayen? C'est parce que, en me la faisant écouter pour la première fois, Matoub m'avait expliqué que c'était sa chanson préférée dans cet album. Je me souviens qu'en me faisant écouter son dernier album avant sa sortie, il avait avancé la casette spécialement pour me faire écouter la chanson Ayen Ayen. Dans votre dernier album, vous avez inclu une chanson de dix minutes à la mémoire de l'artiste Rahim. Vous avez été très touchée par sa disparition subite... Je suis rentrée en Algérie le 12 février. Le lendemain, j'apprends que Rahim venait de mourir. C'est une douleur terrible que j'ai ressentie. L'essentiel est que Rahim reste vivant dans nos coeurs. Dans votre nouvel album, vous chantez pour la première fois en arabe. Pourquoi cette nouveauté? L'idée m'est venue suite à mon passage à une émission de l'Entv. Moh Tahir a écrit un texte sur l'exil, inspiré de Noudjoum Elil de Cheikh El Hasnaoui. La chanson dont vous parlez s'intitule Fekouli kyoudi. Elle parle de l'Algérie, de la fraternité, et de la nostalgie lorsqu'on vit loin de son pays natal. Quel est votre meilleur souvenir depuis vos débuts dans la chanson? Incontestablement, mon meilleur souvenir est le Zénith de Paris en 2007. Le spectacle s'est très bien déroulé. Il restera gravé dans ma mémoire. J'ai senti un bonheur inouï ce jour-là.