Abderrahmane Lounès commet un nouvel ouvrage attrayant, publié à Casbah Editions. C'est une véritable gageure que de vouloir, à l'heure de l'Internet triomphant, des jeux électroniques sophistiqués et de la télévision en 3D, intéresser la jeunesse à la lecture, aux lectures saines, s'entend. Eh bien, il y a heureusement, des gens qui ne cèdent pas à la facilité ou à l'appât du gain, procèdent à ce genre d'exercices dignes de Pénélope ou de l'alchimiste anonyme des temps obscurs, et s'attellent dans la discrétion la plus absolue à ce travail de fourmi. Et quand l'oeuvre voit le jour, c'est toujours le miracle chaque fois renouvelé de la conjugaison du génie et du bon goût. Mais comme chaque fois qu'on ose parler de la réussite d'une oeuvre d'art, l'incontournable question de son utilité se pose. Eh bien oui, Abderrahmane Lounès, puisqu'il faut le dénoncer ici, vient d'accomplir avec la complicité de son vieil ami Noureddine Hiahemzizou, affichiste, maquettiste et illustrateur de talent, un véritable exploit en réalisant un magnifique livre de lecture, digne de figurer dans toutes les bibliothèques de bon goût des jeunes gens âgés de 7 à 77 ans. De deux pierres: un grand coup! Vous l'aurez vite compris: il ne s'agit pas du triste héros belge mais d'un autre héros, plus universel, plus authentique, plus humain, un personnage à hauteur d'homme: Djeha. Au premier regard, l'ouvrage se présente comme un livre pour enfants à cause des illustrations aux couleurs gaies et des costumes stéréotypés rappelant la période du Vieil Alger du temps des Ottomans. Et ce n'est pas une coïncidence, si c'est «Casbah Editions» qui publie cet attrayant ouvrage. Cependant, l'avant-propos qui introduit ce recueil de contes s'adresse davantage aux grandes personnes friandes d'érudition: c'est une véritable compilation, fruit de savantes recherches qui tentent d'expliquer d'abord, les origines possibles de ce mythe qui s'est épanoui sur les deux continents, sûrement dans le sillage de l'Islam et des différents patronymes empruntés aux cultures locales de chaque pays pour désigner un personnage qui échappe à toute description, à tout environnement qui le placerait définitivement dans un décor précis. Je me suis rendu compte de cette difficulté à identifier Djeha lors de la vente-dédicace qui a eu lieu dans une grande librairie d'Alger-Centre: une jolie dame, tirée à quatre épingles, était harcelée par son rejeton de dix ans qui lui demandait de vouloir voir «Djeha» à tout prix. La dame tenta de le faire patienter en lui disant que ce sera bientôt leur tour de voir «Djeha». Je n'ai pas pu m'empêcher de sourire en constatant que le gamin confondait le héros populaire avec l'écrivain au visage rondouillard qui signait à tour de bras, avec une satisfaction évidente, les exemplaires qu'on lui présentait sans omettre d'accompagner chaque signature d'un de ses jeux de mots dont il a le secret ou d'un calembour qui jaillit comme un puits artésien. Non! mon fils! Et Lounès l'a très bien compris: Djeha n'a pas un physique particulier, il a tous les physiques des gens normaux selon le mode du moment. Il s'habille comme tout le monde et on peut le rencontrer à la ville comme à la campagne, sur la montagne ou dans le désert. Il n'est pas riche et il n'est pas pauvre et il vit d'un métier qui change selon la pédagogie du conteur. Ce qui est sûr, c'est que Djeha n'est ni sultan, ni cadi: il entretient des rapports très distants sinon conflictuels avec l'autorité du lieu: c'est un homme du peuple en un mot. Un livre de lecture de l'époque coloniale (Bonjour Ali! Bonjour Fatima) avait inclus dans son programme deux aventures où Djeha était présenté comme un indigène sans grande intelligence, un benêt, un idiot. C'était moins dévalorisant certes, que Broumitche le Kabyle, mais c'était loin du caractère légué par la tradition: un héros qui a du Panurge et de Jean le Fol, avec la malice de l'un et la pertinence de l'autre. Abderrahmane ne s'est pas trompé en s'intéressant à un personnage bien intégré dans sa société: croyant, sans être bigot, cartésien raisonnant avec des syllogismes, enfin un être qui a le sens pratique et qui sait se sortir des situations difficiles grâce à son sens des relations sociales. Ses aventures sont restituées par l'auteur dans un style simple qui facilite et encourage à la lecture, des jeunes qui se familiariseront vite avec la langue français et ses nombreux gallicismes tout comme il réconcilie l'adulte avec un fonds culturel qui remonte à l'époque des longues veillées d'hiver autour du kanoun, quand la grand-mère rassemblait ses petits-enfants pour les préparer à affronter la vie à coups d'histoires édifiantes. Ce qui est sûr, c'est que Djeha a encore une longue vie devant lui: il durera plus que son clou et il ne tient qu'à Abderrahmane Lounès de récidiver!