«Lorsque tu vins au monde, tout le monde était content et toi tu pleurais.-Vis de telle sorte que lorsque tu mourras, tous pleureront et tu seras heureux.» Proverbe musulman Il y a quinze ans au coeur de l'Europe civilisée et près de la ville mythique de Sarajevo, d'où est partie la première étincelle (l'assassinat de l'archiduc Ferdinand) donnant lieu à la plus gigantesque boucherie de la Première Guerre mondiale, un génocide: 8000 personnes dont des vieillards et des enfants étaient massacrés minutieusement. 2010: Des dizaines de milliers de personnes ont afflué dimanche 10 juillet à Srebrenica pour le 15è anniversaire du massacre de 8000 musulmans bosniaques par les forces serbes de Bosnie en juillet 1995, une journée marquée par l'enterrement de près de 800 victimes. Les restes de 775 victimes récemment identifiées du massacre seront enterrés au cours de cette journée dans le centre mémorial de Potocari, où 3749 corps reposent déjà. Il s'agira de l'enterrement le plus important par le nombre de corps depuis que le mémorial a été érigé en 2003, cérémonies, auxquelles ont participé des personnalités étrangères dont le président serbe Boris Tadic. Dans une résolution adoptée en mars, le Parlement serbe avait condamné «avec la dernière vigueur» le massacre de Srebrenica. On notera que les Serbes parlent de massacre et non de génocide. «Huit mille disparus, écrit François, Schlosser, des centaines, peut-être des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants abattus ou égorgés en quelques jours: la tuerie qui a suivi la prise par les Serbes, en juillet dernier, de l'enclave de Srebrenica a sans doute été l'une des plus tragiques. Au soir du 11 juillet 1995, Ratko Mladic, commandant en chef des forces serbes de Bosnie, fait convoquer les officiers du bataillon de Casques bleus hollandais chargés de la protection de Srebrenica. La ville vient de tomber aux mains des Serbes. Reçus dans un hôtel situé dans la périphérie, ils se retrouvent parqués dans une pièce où leur hôte a fait suspendre un cochon par les pieds. Sur un geste du chef des militaires serbes, un soldat tranche la gorge de l'animal et le sang gicle. «C'est ainsi que nous traiterons tous ceux qui se mettront sous la protection des Casques bleus!», lance Mladic, très satisfait de l'effet produit».(1) À coups de canon «Ce soir du 11 juillet, dans la torpeur de l'été, alors que le reste des populations européennes s'achemine vers les plages, Ratko Mladic vient de s'adjuger à coups de canon la vie de 40.000 hommes, femmes et enfants. Et il va les traiter à sa manière, comme il l'a annoncé, c'est-à-dire en boucher. Dernier document en date: le rapport de «debriefing» des soldats et officiers du bataillon hollandais de Srebrenica. Aujourd'hui, les pièces de l'atroce puzzle sont presque toutes en place, et l'on reste effrayé devant l'ampleur du crime commis en ces terribles jours de juillet, sous les yeux des grandes puissances et sans aucune réaction de leur part. Epuisée, terrorisée, affamée, encerclée, abandonnée à elle-même dans le fracas des bombes, la population de Srebrenica se divise, le lundi 10 et le mardi 11 juillet, en deux groupes. D'un côté, ceux qui savent qu'ils n'ont aucune chance de survie s'ils tombent entre les mains des Serbes et qui doivent tenter le tout pour le tout. De l'autre, ceux qui n'ont pas la force de marcher: les vieux, les femmes, les enfants; et ceux des hommes qui font malgré tout confiance à la protection des Casques bleus. D'un côté, donc, la colonne des 15 000 qui prend les sentiers de l'Ouest à travers les collines boisées, en territoire tenu par les Serbes. De l'autre, les 25.000 civils qui s'agglutinent dans et autour de la base des soldats hollandais à Potocari, à 5 kilomètres au nord de Srebrenica. Ils ne savent pas en se séparant qu'ils vont vivre les uns et les autres le même enfer. La colonne s'étend sur près de 12 kilomètres. On marche par deux, les uns derrière les autres, pour avoir le moins de pertes possible dans les champs de mines. (...) Bientôt la marche de la colonne, continuellement attaquée par les Serbes aux abords des routes de Kravica, de Konjevic Polje, de Zvornik, prend une allure hallucinante. Des hommes perdent la raison et se tuent. D'autres se donnent la mort au moment d'être pris. Certains se font sauter à la grenade. Beaucoup assistent, cachés dans les buissons, à des massacres de prisonniers, à l'exécution systématique de tous les blessés. Sur certains axes, les prisonniers - par centaines - sont regroupés puis emmenés vers des lieux d'exécution préparés à l'avance. Quelques-uns survivront aux exécutions de masse. (...) Les foules affolées qui ont reflué vers Potocari, les 11 et 12 juillet, pour chercher protection auprès des Casques bleus hollandais comprennent très vite qu'il n'y a pas de havre pour elles. Là aussi c'est le général Mladic qui prend les affaires en main dès le 12, bousculant les Casques bleus désarmés, imposant ses conditions sans réplique. (...) La sélection se fait à l'entrée des bus destinés au transport des réfugiés. Le voyage s'arrête dans un immense hall de sport où sont parqués plus de 2000 prisonniers, selon l'évaluation du témoin. Nouveau transport en camion, cette fois pour la destination finale: les hommes descendent des camions, doivent s'aligner sur plusieurs rangs, et sont fauchés à l'arme automatique. Partout des témoins citent la présence de Mladic sur les lieux d'exécution. Pendant ce temps, la télévision serbe le montre en train de distribuer des bonbons aux enfants de Srebrenica. Le monde extérieur est-il dupe? Or, le même jour, une photo satellite montre que des prisonniers sont réunis par centaines sur au moins deux stades dans la région de Srebrenica. Quelques jours plus tard, d'autres photos prises par un avion U2 reproduisent le même site, mais vide. En revanche, des champs des environs paraissent fraîchement retournés. Le dossier du crime de Srebrenica ne cesse de s'épaissir et il n'est pas près d'être clos. D'autant plus que le responsable direct, Ratko Mladic, est désormais sous le coup d'un acte d'accusation du Tribunal pénal international sur les crimes en ex-Yougoslavie pour «génocide et crimes contre l'humanité, crimes de guerre...». (...) Dès la fin du mois de juin, les services français et américains savent qu'une attaque serbe contre l'enclave est en préparation, probablement avec l'appui d'unités blindées de la Serbie qui vont traverser la Drina début juillet. Le général Mladic lance son offensive le 6 juillet. Le jour même, le commandant local des Casques bleus demande un appui aérien qui lui est refusé. Plusieurs demandes, de plus en plus pressantes, des troupes hollandaises pour qu'on les aide avec une intervention aérienne seront ainsi rejetées, y compris celle du 10 juillet, alors qu'il était désormais évident que les Serbes allaient submerger la ville. Les avions, qui ont pourtant décollé d'Italie, et des porte-avions américains ne viennent pas. Le dernier appel désespéré arrive à Zagreb à 11 heures. Les raisons de ce monstrueux cafouillage? Les Hollandais en rejettent la responsabilité sur l'ONU et sur le commandant français de la Forpronu, le général Bernard Janvier. Si l'on en croit des officiers présents à Zagreb le 10 juillet, le général Janvier aurait déclaré à son entourage, pour justifier son refus d'appui aérien: «Messieurs, vous n'avez donc pas compris que je dois être débarrassé de ces enclaves?» (...) A Srebrenica, plutôt que d'envisager l'évacuation d'une zone qu'elles savaient condamnée, les grandes puissances ont préféré recourir au bluff d'une «zone protégée» qui, en fait, ne l'était pas.. (...) (1)» En fait, la situation était complexe et en l'occurrence les trois acteurs, le Serbe Milosevic, Tudjman le Croate et Izetbegovic le Bosniaque n'étaient pas des enfants de choeur. Chacun pour sa part a essayé de manipuler l'Europe se présentant en victime. Ce qui est un fait c'est que les 8000 morts sont là. Ce génocide a des racines profondes au-delà des haines séculaires de ces entités, anciennes provinces de la «Sublime Porte», La complexité de la «Question yougoslave» est due que ce pays est sur une zone de fracture à la fois idéologique et religieuse. Les pays occidentaux, l'Europe en tête, et les Etats-Unis ont précipité la Yougoslavie post-Tito pour la détacher déinitivement de l'orbite soviétique, feignant d'oublier que cette boîte de Pandore sera difficile à fermer, notamment sur le plan ethnique et religieux. «Tout commence avec l'Allemagne» Michel Collon tente de décrypter la manipulation derrière cette guerre des Balkans. Pour lui, tout commence avec l'Allemagne. Ecoutons-le: «L'Allemagne a-t-elle délibérément provoqué la guerre civile? Oui. Au début du sommet de Maestricht, en 91, le chancelier allemand Kohl est le seul à vouloir faire éclater la Yougoslavie et à reconnaître précipitamment les «indépendances» de la Slovénie et de la Croatie, au mépris du droit international et de la Constitution yougoslave. Mais la montée de la puissance allemande imposera cette folie à tous ses partenaires. Paris et Londres s'alignent. Selon l'Observer londonien: «Le Premier ministre Major a payé très cher en soutenant la politique yougoslave de l'Allemagne dont tous les observateurs disent qu'elle a précipité la guerre.» En effet, tous les experts avaient averti que cette «reconnaissance» provoquerait une guerre civile. Pourquoi? Partager les territoires était aussi absurde que diviser Paris ou Londres en arrondissements ethniquement purs. En favorisant le néofasciste croate Tudjman et le nationaliste musulman Izetbegovic (collabo d'Hitler dans sa jeunesse), on était certain de provoquer la panique chez les importantes minorités serbes vivant en Croatie et en Bosnie depuis des siècles. (...) Seule la Yougoslavie de Tito avait pu ramener la paix, l'égalité, la coexistence. Mais Berlin, puis Washington voulaient absolument briser ce pays «trop à gauche». (2) «Lord Owen, envoyé spécial de l'Union européenne en Bosnie, et donc observateur très bien placé, a écrit dans ses Mémoires: «Je respecte beaucoup les Etats-Unis. Mais, durant ces dernières années (92-95), la diplomatie de ce pays est coupable d'avoir prolongé inutilement la guerre en Bosnie.» Que vise-t-il? Les Allemands étant occupés à prendre le contrôle de la Slovénie, de la Croatie et bientôt de la Bosnie, Washington a alors fait pression sur Izetbegovic, le dirigeant nationaliste musuman de Sarajevo: «Ne signez aucun accord de paix proposé par les Européens. Nous vous ferons gagner la guerre sur le terrain.» Washington a donc prolongé de deux ans les terribles souffrances infligées à toutes les populations de Bosnie. Pour quels motifs? Evincer Berlin de ses positions acquises dans la région stratégique des Balkans. Diviser et affaiblir l'Union européenne. Après la chute du Mur, les stratèges US voulaient à tout prix empêcher l'émergence d'une superpuissance européenne. Tout a donc été fait pour l'affaiblir politiquement et militairement. «En décembre 89, le FMI impose des conditions draconiennes à la Yougoslavie dont le Premier ministre libéral Markovic a quémandé l'aide de George Bush père. «L'aide» visera en réalité à déstabiliser et mettre en faillite les grandes entreprises d'Etat. La Banque mondiale démantèle le système bancaire, fait licencier 525.000 travailleurs en un an, puis réclame la suppression de deux emplois sur trois. (..) Comme bien d'autres. La guerre contre la Yougoslavie fut une guerre de la globalisation. Toutes les grandes puissances occidentales cherchaient à liquider le système économique trop à gauche de la Yougoslavie: fort secteur public, droits sociaux importants, résistance aux multinationales... La vraie raison des diverses guerres contre la Yougoslavie, elle tenait dans ce reproche (cette menace?) du Washington Post: «Milosevic n'a pas réussi à comprendre le message politique de la chute du Mur de Berlin. D'autres politiciens communistes ont accepté le modèle occidental, mais Milosevic a été dans l'autre direction.» (4 août 96). (...) (2) Que faut-il en retenir? Les Bosniaques pleurent leurs morts. Karadisc est arrété mais toujours pas condamné. Mladic coule des jours heureux protégé par les siens. «Depuis quinze ans, écrivent Florence Hartmann et Yan de Kerorguen, Ratko Mladic est recherché par la justice internationale pour génocide et crimes contre l'humanité. Protégé par la Serbie, l'accusé continue d'échapper à la justice, malgré les demandes répétées des quatre procureurs successifs du Tribunal pénal international. Cruelle ironie, Srebrenica a été attribuée à ses bourreaux par l'accord de paix signé quelques mois après le massacre. Venir à Srebrenica n'a pas de sens si la compassion doit servir plus longtemps d'alibi à l'inaction. (...) Si nous interpellons aujourd'hui les leaders européens et américains, c'est pour leur rappeler qu'ils ont déjà fait usage des bons sentiments sans joindre la parole aux actes. (...) L'Etat serbe s'est contenté de promettre qu'il serait à son tour arrêté... prochainement. Exiger l'arrestation de Mladic et en faire le préalable absolu à tout examen de la candidature de la Serbie à l'UE et à l'OTAN revient à ne pas transiger avec nos valeurs. Dirigeants européens et américains réaffirmeraient ainsi leur volonté de faire de la justice la première d'entre elles. Seul un sincère «Mladic en prison, Yes, we can!» peut rendre dignement hommage aux victimes et à leurs familles en ce quinzième anniversaire. Ne les trahissons pas plus longtemps!»(3) Que dire en guise de conclusion? La cruauté est intacte. Le temps n'a pas dissipé les haines. Le comportement de Mladic rappelle celui des croisés entrant dans la ville de Jérusalem un certain jour de juillet, 1000 ans plus tôt. On ne savait pas alors dans le fleuve de sang des victimes à qui appartenaient les pieds, les têtes et les bras qui dérivaient. Si Mladic n'est pas arrêté c'est que les Serbes n'ont pas tourné le dos à leur haine religieuse envers les «Sarrasins» représentés par les Bosniaques musulmans. Certes, il y eut aussi des criminels du côté bosniaque, certains sont en prison, dans les prisons croates et serbes, d'autres pris ont été condamnés ou amnistiés, mais Mladic court toujours. La singularité du génocide bosniaque est venue de la naïveté des victimes qui ont cru en la parole du contingent hollandais quant à leur protection. Les Bosniaques qui ont fui, ont pour une partie échappé au massacre. L'autre singularité est que ce génocide a été planifié Elle est venue aussi de la responsabilité dans le génocide des grandes puissances qui ont tergiversé et refusé d'intervenir pour arrêter le massacre. Le général Janvier a une responsabilité particulière, lui qui a négocié avec Mladic la protection des 400 Casques bleus contre la prise de la ville. En clair, la liberté du renard dans le poulailler.. Mettons-nous dans la tête, Mladic le général serbe qui décide froidement de liquider des milliers de Serbes, de renier sa parole, de tromper les Bosniaques, ne l'a-t-on pas vu en train de caresser les cheveux d'un enfant d'une dizaine d'années qui a dû être vraisemblablement égorgé ou fusillé... 1. François Schlosser: Le massacre qu'on a laissé faire 16/11/95 Le NouvelObs 2. La plus honteuse manipulation des ces dernières années! http://www.michelcollon. info/docs/a... 3. Florence Hartmann,Yan de Kerorguen: Arrêter Mladic, yes we can! Le Monde 09/07/2010