«Le problème de nos écrivains francophones, c'est qu'ils font trop de calculs.» Elle est l'écrivaine la plus lue dans le monde arabe. Ahlam Mosteghanemi est née en 1954. Elle a étudié la littérature arabe à l'Université d'Alger, puis à la Sorbonne où elle a obtenu un doctorat en 1982. Ses romans comme La mémoire de la chair, Passager d'un lit, L'anarchie des sens sont célèbres dans tout le monde arabe. Dans l'entretien qui suit, la romancière revient aussi bien sûr son parcours que sur le paysage littéraire en Algérie et dans le monde arabe. L'Expression: De la poésie au roman, n'est-ce pas un acte de rébellion ou une régression vers un degré normatif de l'écriture? Ahlam Mostaghanemi: Je ne saurais pas vous dire. C'est peut-être une trahison. Je crois que c'est ça. La poésie (Echiîr) en arabe c'est masculin. Pour moi, c'est presque une relation amoureuse. La poésie est un amant. Un amant jaloux qui refuse de me partager avec quelqu'un d'autre. Mais il fallait choisir : soit être poète ou m'occuper de mes enfants. La vie conjugale m'a éloignée de la poésie. J'étais attelée à la charrette du mariage, de la maternité et j'ai trahi la poésie. Je l'ai trahie en me mariant, je l'ai trahie en devenant mère, je l'ai trahie avec le roman et la poésie m'a trahie aussi. Je pense que la poésie est un trône lourd à porter. Il y a beaucoup de choses que j'aurais pu rater dans la vie si je n'étais que poète. A la lecture des vos romans, on a cette impression que vous avez suivi le même cheminement que celui de Malek Haddad, votre re-père... C'est vrai. J'ai introduit la poésie dans le roman. Pour moi le roman était un prétexte pour surpasser la poésie. Là, je me retrouve de nouveau poète, même si je me refuse ce qualificatif. Je préfère entendre les autres me le dire, que de le prétendre moi-même. J'essaie de revenir cependant à cet art, tout doucement, car la poésie est un état d'âme. Je trouve qu'il est beaucoup plus simple d'écrire un roman dans le style poétique que d'écrire de la poésie pure. D'ailleurs, mes romans je les travaille comme s'il s'agissait d'un long poème. Il faut faire appel à de belles phrases, à de belles images. Aussi, la vraie écriture littéraire, c'est celle qui se base sur l'idée, la philosophie, l'histoire... Revenons maintenant aux titres de vos romans, particulièrement à votre trilogie: Passager d'un lit, L'anarchie des sens et La mémoire de la chair. En mettant le corps en valeur, n'est-ce pas là une forme de révolte contre l'Autre? Au début, alors que j'étais jeune, j'ai écrit par provocation. C'est des titres provocateurs. Un titre comme L'écriture dans un moment de nudité était scandaleux. Il fallait non seulement le trouver mais oser l'écrire. C'est le cas aussi du roman Le passager du lit. Quand j'étais jeune, c'est vrai, je le faisais pour provoquer, mais maintenant ce n'est plus le cas. Actuellement, c'est le roman lui-même qui m'inspire le titre. Ce n'est qu'à la fin de l'histoire que j'en trouve. En ce qui concerne La mémoire de la chair, le livre était interdit dans plusieurs pays arabes et pendant plusieurs années. Il l'est encore dans certains pays comme l'Arabie Saoudite. Et le malheur, c'est que ces gens-là ne se sont même pas donné la peine de le lire. Ces gens ont peur des mots mais pas du corps. Et le corps lui-même, en tant qu'expression, il leur fait peur. Il fallait donc les secouer pour qu'ils se réveillent. Votre roman La mémoire de la chair, vous le dédiez à Malek Haddad en écrivant: «Haddad est un martyr aimant de la langue arabe». Comment voyez vous l'avenir de l'écriture en langue française en Algérie? Et croyez vous, comme certains, que la langue de l'écriture peut ne pas répercuter la réalité sociale d'un peuple? Je crois que la littérature d'expression française en Algérie a un très bel avenir devant elle. C'est pour cela que j'essaie d'aider plutôt les écrivains arabophones. Vous savez, je n'ai rien contre les auteurs francophones. Ce qui importe ce n'est pas la langue qu'on écrit, mais la cause qu'on défend. Ce qui me fait mal, ce sont ceux qui écrivent dans le seul but de vendre une littérature exotique. Malek Haddad quand il a écrit en français, c'était pour défendre l'Algérie. Ce qu'il écrivait était une lettre ouverte pour la France. Il voulait leur prouver que le petit et sale Arabe pouvait faire de la belle littérature. Et puis vous savez, la langue française va être sauvée par les francophones et non par les Français. Ceux qui écrivent en langue française veulent prouver qu'ils peuvent maîtriser la langue française à la perfection, voire mieux que les Français eux-mêmes. La chanson française n'a pas été portée au firmament par les Français mais par les étrangers, à l'instar de Dalida, Charles Aznavour, Jacques Brel... Mais ça n'est pas mon problème. Il est vrai que je porte beaucoup de sympathie pour la langue française, parce que j'ai vécu en France, j'ai pratiqué cette langue et puis il m‘arrive souvent de penser dans cette langue. Ce qui fait mal, ce sont ces écrivains qui mettent leurs plumes au service de leurs lecteurs. C'est qu'on ne peut pas écrire si on est condamné à faire ce qui plaît aux autres. Je ne veux pas de cette gloire que de n'être lu qu'en France quoique mon roman La mémoire de la chair a été traduit et édité chez Albin Michel et bientôt il sera disponible en format poche. Croyez-moi, je n'ai même pas fait sa promotion. Ça fait deux mois que mon livre est sorti, qu'on me prie pour me rendre en France mais je n'y suis pas encore rendue. C'est pas ça qui fait ma joie. D'autant plus que je sais que ceux qui ont lu le roman en langue française ce sont des Algériens francophones. Vous savez, Albin Michel a acheté les droits de m'éditer de l'Université américaine du Caire. Ils voulaient savoir ce que les Arabes lisent. Savoir ce que la romancière la plus lue, écrit. Ça pourrait être fait par la CIA (rires) pour avoir une idée sur le lecteur arabe. Parce que, sincèrement, mes livres sont les plus lus dans les prisons israéliennes ainsi que dans leurs barrages. Si donc je commence à écrire en pensant au lecteur, je serais obligée de me censurer, d'effacer une phrase pour gagner la sympathie de celui-là, ajouter une formule pour ne pas perdre celui-ci...Quand j'écris, je ne le fais que pour moi-même. Je n'écris que ce que j'aime, ce que j'aurais aimé lire et je fais ce qui me ressemble. Je laisse vraiment mes empreintes. Vous revenez donc à l'Immortalité, au sens de Kundera... Pas vraiment. L'immortalité n'est rien pour les Arabes. Et je n'aspire pas à ça. La vie est plus belle que la statue. Je veux la vie, je ne veux pas la statue. Quand je ne ferais plus partie de ce monde, je n'existerais donc plus. Mais je veux que mes idées vivent. J'espère qu'il y aura quelqu'un qui défendra mes idées comme je suis en train de défendre celles de Malek Haddad. Mais si je défends mon nom je n'irai pas loin. Le problème de nos écrivains francophones, c'est qu'ils font trop de calculs. Au début, ils sont honnêtes, mais plus ils avancent en célébrité plus leur crédibilité recule. Ils ne sont plus eux-mêmes. Aussi, il arrive un moment où ils ne représentent plus rien. L'exemple le plus apparent est celui de Assia Djebbar, je suis désolée de la nommer. Elle ne représente plus l'Algérie. Pour elle, l'image de la femme algérienne n'a pas évolué. Elle est toujours telle qu'elle l'avait décrite dans les années cinquante. Malheureusement, c'est cette image médiocre que les Européens nous demandent de brosser. L'Université de Berkeley, aux Etats-Unis m'a invitée à un colloque qui se tiendra les 20 et 21 du mois en cours pour donner une conférence. On m'a demandé d'aller parler de la femme algérienne. Ils veulent avoir une autre image que celle que leur donne Assia Djebbar. Il faut qu'on leur donne cette image de la femme algérienne qui se bat, qui milite, qui croise le fer avec tous ceux qui tentent de la réduire au silence et ceux qui veulent, par tous les moyens, lui imposer l'omerta. Il faut donc défendre cette nouvelle littérature, cette nouvelle société. Et moi toute seule, je ne puis rien faire. Il faut qu'on soit nombreux pour faire face à cette vague dangereuse qui s'abat sur nous. Nous sommes tous responsables de cette image. Lors de la parution de votre roman L'anarchie des sens, certains critiques arabes t'ont accusée de plagiat. Ceux-ci affirment que ce livre a été, en fait, écrit par le poète irakien Saadi El Youssef. C'est devenu comme une habitude de piétiner et de marcher sur les nouveaux talents. C'est bas ce qui arrive dans les pays arabes. Lorsque j'avais lu ces déclarations je n'arrivais pas à croire mes yeux. Mais le pire dans l'histoire, c'est que le poète en question n'a pas daigné démentir ce qui se rapporte dans la presse arabe. Néanmoins, pour moi, le dossier est clos ; je ne veux plus y revenir. Et les romans que j'ai écrits par la suite sont venus comme pour me défendre. C'est une confirmation que je n'ai plagié personne. En dépit de tout ce qui s'est passé, on n'a pas arrêté d'éditer et de distribuer mes livres. La mémoire de la chair en est à sa vingt-deuxième édition, Le désordre des sens en est à sa dix-septième, Le passager du lit il en a été vendu, jusqu'à présent, près de 80.000 exemplaires. Concernant l'adaptation au petit écran de votre roman La mémoire de la chair, où en est-on? Pour le moment, nous sommes très en retard. Cela est dû au décès du premier scénariste Ghassan Zemal. J'ai donc fait appel à un autre. Cela a retardé un petit peu l'avancement du feuilleton. Il est vrai que le film devra être prêt au mois de Ramadhan, mais je ne suis pas prête à verser dans la médiocrité d'autant plus qu'il m'a nécessité un budget colossal. Pour le moment, on travaille sur la période 1945 ; c'est une période très riche en événements. Elle est d'autant plus riche qu'elle a occupé quinze épisodes. Et j'ai vraiment insisté à ce qu'elle soit apparente dans le feuilleton. Je veux que ce film soit un document historique. Il faut que le monde arabe connaisse cette période douloureuse de l'histoire d'Algérie. C'est en effet par le cinéma, plus que par le livre d'histoire, qu'on assimile le mieux l'histoire d'un pays. Dans ce feuilleton, on s'est étalé sur la vie des personnages, comme c'est le cas de Si Tahar, Khaled. Je vais essayer, pour compléter, de contacter les figures historiques qui ont participé à la guerre de Libération nationale, à l'instar de Abdelhamid Mehri, Réda Malek, Ali Kafi. Je citerais idem l'Association des oulémas musulmans... Néanmoins, je veux insister sur une chose qui m'a vraiment fait mal, c'est le désengagement de l'ambassadeur d'Algérie en Jordanie. J'ai essayé de le contacter à plusieurs reprises, mais mes doléances sont restées sans suite. Il n'a même pas daigné me répondre. Vous vous imaginez que ça vient de la part du représentant officiel de mon pays en Jordanie ! Il se fout éperdument qu'on fasse ou pas un travail cinématographique traitant de la guerre d'Algérie. Cela m'a sérieusement ébranlée. Je me demande sur quel critère choisit-on ces ambassadeurs. J'estime qu'il m'a humiliée devant les étrangers, mes collaborateurs. Ce que je ne peux jamais pardonner. Que pensez-vous de la situation actuelle des artistes arabes en général et des hommes de lettres en particulier? Les pays arabes font de leurs artistes un fonds de commerce. Dans l'aéroport de Beyrouth, au Liban, un livre volumineux portant avec des lettres d'or le nom de Nezzar Kabbani est exposé à la vente. Quelqu'un a eu l'idée de rassembler les meilleurs de ses poèmes, lui a consacré une préface, pour en fin de compte le mettre en vente. C'est un véritable pillage! Vous voyez un peu à quel point est réduit l'artiste et le créateur arabes ? J'ai eu, deux ans après sa mort, à visiter sa tombe, elle est lugubre pour ne pas dire misérable. Comme si celui qui y repose n'a jamais fait, de son vivant, le bonheur de la nation arabe. Croyez-vous qu'il mérite un traitement aussi bas et aussi vil que celui-là ? Que veut dire l'immortalité pour l'artiste arabe? Rien. On n'a pas à nous parler de l'immortalité, car au jour de fêter le premier anniversaire de la disparition du géant du cinéma égyptien Ahmed Zaki, personne n'est venu lui rendre hommage. Mais cela n'empêche pas de faire de son nom un fonds de commerce juteux. Le créateur arabe est condamné à être exploité de son vivant ou après sa mort. C'est ce qui m'arrive aussi. Mes livres ont été faussés, falsifiés et sont de surcroît victimes de la contrefaçon dans la majorité des pays arabes. Et je n'y puis rien.