Dans chaque village, un café ou plusieurs. Les localités de la wilaya de Tizi Ouzou regorgent de ces établissements et ils se comptent par milliers. Une tournée à travers plusieurs communes a révélé que ces espaces voient passer des clients durant toute la journée, voire tard dans la nuit. La virée a également montré que la plus grande partie de ces clients sont essentiellement jeunes. Nous avons conversé avec eux, nous les avons questionnés sur ce qui les attirait dans ces cafés. L'existence de ces lieux est avant tout historique. Puis, d'autres facteurs sont venus pour les imposer comme éléments constitutifs d'un vécu quotidien inéluctable non seulement en Kabylie mais dans tout l'espace nord-africain. Cependant, des discussions avec ces jeunes, il s'avère que cette frange de la société ignore souvent ce fait historique. D'autres facteurs sociaux sont plutôt mis en avant-plan. Et ils sont, hélas, nombreux. Les cafés, le matin Les cafés sont généralement les premiers à ouvrir le matin. Le bruit ne s'y étant pas encore installé, les clients consomment en majorité, debout, au comptoir. A ces heures matinales, toutes les catégories d'âge y convergent. Ce sont généralement des travailleurs et des ouvriers pressés de partir. «Je préfère prendre mon petit-déjeuner ici. Je ne suis pas encore marié et je n'aime pas réveiller la vieille», estime Mohand, un célibataire qui a dépassé la quarantaine. Toutefois, le cas de Mohand ne reflète pas la réalité. Car, aujourd'hui, prendre son petit-déjeuner dans un café s'impose comme un fait social et devient de plus en plus à la mode. «Beaucoup de gens préfèrent venir à cette heure, même s'ils sont mariés», affirme Aâmi Moh, propriétaire d'un café à Tizi Ouzou. «Il y a beaucoup de gens qui envoient leurs enfants acheter du pain suisse, du pain au chocolat, des croissants pour prendre un petit déjeuner en famille», poursuit-il. En effet, nous avons constaté également que les familles préfèrent recourir à ce genre de services pour les consommations matinales. «Aujourd'hui, les hommes et les femmes travaillent, on n'a plus le temps pour tout préparer à la maison», expliquait un enseignant dans un café à Tigzirt. L'arbre qui cache la forêt Dans cette ambiance matinale, les choses paraissent des plus ordinaires. Les gens se rendant à leurs lieux de travail via le café est devenu un comportement des plus anodins. Mais qui remplit alors ces lieux après huit heures? A ces heures creuses de la journée, nous avons retrouvé des jeunes de toutes les catégories. Il s'y trouve aussi des retraités mais, en majorité, c'est, hélas, la frange juvénile qui s'y trouve massée. Coincés entre l'oisiveté et le manque d'argent, ces derniers s'y réfugient toute la journée. «Il n'y a pas d'autres endroits où aller. Ailleurs, il faut avoir beaucoup d'argent», confie Samir, la vingtaine à peine. A travers tous les cafés visités, nous avons signalé l'existence de nombreuses opportunités de travail dans les chantiers. Les réponses de nos interlocuteurs révèlent des constats sur lesquels les pouvoirs publics ne se sont pas encore penchés. «Je ne veux pas travailler sans assurance et avec le risque de ne pas me faire payer», nous répond un autre jeune, la trentaine, dans autre café à Draâ Ben Khedda. Beaucoup de témoignages convergeaient, en effet, dans le même sens. Le secteur du bâtiment est sévèrement pointé du doigt. Il s'avère que c'est le secteur le plus pourvoyeur d'emplois mais il fuit toute idée de contrôle en matière de sécurité sociale. Au même chapitre, il convient de rappeler qu'un rapport sur l'outil de travail émanant de la wilaya de Tizi Ouzou avait sévèrement critiqué les opérateurs de ce secteur quant au droit au travail et à la protection des travailleurs.Les postes de travail dans le bâtiment sont généralement précaires. «Je travaille pendant un mois et je reste au chômage deux ou trois autres mois. Le temps de dépenser le peu d'argent gagné», regrette un autre jeune sirotant une limonade à table. Après le bâtiment, les jeunes ne croient pas non plus à la formule d'insertion comme le Daip (Dispositif d'assistance à l'insertion professionnelle). «Je travaille pendant une année et après?» En effet, beaucoup de jeunes rencontrés pensent que ces postes payés par le Trésor public ne permettent pas d'envisager l'avenir avec sérénité. L'Internet incapable de détrôner les cafés Voir ces lieux emplis de jeunes nous renvoie nécessairement vers les autres espaces comme les maisons et les foyers de jeunes ainsi que les cybercafés. «Vous savez combien ça coûte une demi-journée passée à surfer?», nous questionne Saïd, un étudiant au chômage. Il parlait bien sûr de l'accès à ce service. «Imaginez un peu si tous ces jeunes allaient tous vers les trois cybercafés de la commune. Il y aurait une telle chaîne qu'il faudra patienter pendant trois jours avant de voir venir son tour», ironise pour sa part Smaïl. Ces jeunes qui préfèrent rester dans les cafés, renseignent effectivement sur la distance qui nous sépare encore de l'accès à Internet pour les familles. L'Internet demeure hors d'accès pour la majorité. Toutefois, s'il est facile d'expliquer le retard accusé quant à la généralisation de ce service à l'ère du temps, il n'en est pas de même pour l'inefficacité des maisons et des foyers de jeunes. Ces lieux pour lesquels l'Etat a alloué des enveloppes budgétaires faramineuses sont, dans leur majorité, vides et déserts. L'encadrement de ces infrastructures reste en deçà des attentes des jeunes qui ne trouvent aucun intérêt à regarder de ce côté-là «La Maison de jeunes, j'ai même oublié où elle se trouve», lance Hacène, fraîchement sorti de l'université de Tizi Ouzou. Les cafés ont remplacés les contes de grand-mère Après le dîner, généralement pris à la hâte, les cafés qui se sont un peu vidés de leurs clients commencent à se remplir. «J'aime bien venir regarder un film ici. Il y a de l'ambiance», nous dit un jeune à Makouda. «La télé à la maison, c'est pour la famille. Ici, on peut regarder entre amis les films érotiques», ajoute son ami assis à la même table. Ce fait renseigne aussi sur un phénomène qu'on feint d'ignorer mais qui s'avère dangereux. La forte présence de ces jeunes dans les cafés à ces heures, renseigne que la communication avec les parents est inexistante. «Je n'ai jamais dépassé deux minutes de discussion avec mon père. On ne mange jamais à la même table», confie Samir. En fait, la situation est générale à travers tous les villages. Les cafés qui, logiquement, sont vides la journée, affichent complet en soirée. Autrefois réservés à des moments de plaisir pendant les heures de repos, ils sont devenus aujourd'hui le refuge le moins coûteux pour des jeunes en mal d'être. Après toutes les statistiques et tous les discours, les cafés s'avèrent être le baromètre le plus fiable pour connaître la réalité sociale au quotidien.