Dans notre monde, quand quelqu'un a quelque chose à dire, il est privé de ce devoir. Je constate que l'Office des Publications Universitaires (OPU) a tenu sa promesse: créer une collection intitulée «Bibliothèque Ben Cheneb» du nom prestigieux de l'un de nos savants que retient jalousement dans ses plis somptueux l'histoire de la recherche universitaire de notre pays. Voilà une idée bienheureuse de l'OPU, devenue un fait. Comment aurait-il pu en être autrement quand, plutôt bien que mal, cette maison d'édition, sous tutelle du ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche scientifique, se met au service de l'Université et se conscientise à offrir aux étudiants des outils pédagogiques de qualité? L'ouvrage, Classes des savants de l'Ifrîqîya (*), publié aujourd'hui, est la réédition scannée de la traduction de l'arabe vers le français (1920) par Mohammed Ben Cheneb, avec des annotations de ce chercheur, qui avait, en 1915, publié en arabe, ce travail, sous le même titre, soit Tabaqât ‘ulamâ' Ifrîqîya. Espérons, avec Djafar Ben Cheneb, son fils, à qui nous devons l'initiative de la réédition des oeuvres de son père, et reprenant les termes de l'éminent chercheur français Georges Marçais (1876-1962), bien connu des grands professeurs des Universités d'Algérie, que: «Le livre si excellemment traduit et annoté par M.Ben Cheneb inaugure cette série de publications de la manière la plus honorable.» De quoi s'agit-il? Indiquons d'abord que sous ce titre Tabaqât ‘ulama' Ifrîqiya, traduit Classes des savants de l'Ifrîqiya (*), Mohammed Ben Cheneb édite le livre d'Aboû L-‘Arab (Kairouan de la 1re moitié du xe s.) qui a été continué par El Khachanî (Kairouan, mort en Espagne vers la fin du xie s.), le premier étant l'un des plus anciens monuments de la littérature des fameuses «classes» ou «tabaqât». Ces deux manuscrits sont évidemment très anciens du fait qu'ils établissent les biographies des plus célèbres savants ayant vécu à Kairouan et à Tunis depuis l'établissement des musulmans jusqu'à la première moitié du ive s. de l'Hégire. Ils ont été traités minutieusement par Ben Cheneb qui a tout particulièrement étudié les manuscrits en les annotant, en les commentant, en rectifiant certaines informations inexactes, en signalant et en complétant les lacunes dans les textes et en ajoutant de nombreux index spécifiques, ce qui incite le lecteur chercheur à satisfaire son besoin d'en savoir davantage sur un milieu riche en événements historiques divers: politique, social, culturel, économique, religieux,... C'est une suite de vies, de tableaux, de scènes où les faits et gestes des personnages savants, princes, cadis, dévots, ascètes, paysans, citadins, petit peuple, peuple tout court, sont ceux d'un monde vrai, autrement dit là où l'on sait que «les vrais héros des tabaqât sont naturellement les savants.» Voilà tout un passé qui, encore par bien des aspects sociologiques et ethnologiques - une certaine mentalité, par exemple, qui est d'actualité chez nous -, pourrait éclairer le monde musulman d'aujourd'hui. Mohammed Ben Cheneb est allé à la source de l'événement en chercheur de haute compétence, un érudit hors pair, infatigablement scrupuleux, qui s'est obligé, pour ses travaux, à lire les textes dans la langue d'origine, à apprendre le latin, l'espagnol, l'italien, l'allemand, le turc, le persan et l'hébreu. Comme en témoignent ses autres oeuvres que l'on retrouvera dans la biographie (bien que succincte) que son généreux fils Djafar a établie pour nous.Aussi l'espoir, tel que l'a formulé le professeur Georges Marçais, il y a près de quatre-vingt-dix ans, n'est pas simplement superbe parce que venant d'un archéologue, historien de l'art musulman et arabisant; il est conviction. Georges Marçais, au moment où il rendait compte de ce livre même que nous avons aujourd'hui en main, était Membre de l'Institut de France, professeur honoraire à la Faculté des Lettres d'Alger, directeur de l'Institut des Etudes Orientales de la Faculté des Lettres d'Alger et du Musée Stéphane Gsell. Mohammed Ben Cheneb, que l'Algérie a perdu à l'âge de 60 ans, n'avait gagné - doit-on le préciser - le plus haut des respects des plus grands universitaires de l'époque (en Algérie, au Maghreb, en France, en Europe, au Moyen-Orient, ailleurs), que grâce à son acharnement à étudier, au plus loin possible, et à ses dons cultivés par lesquels il avait pu découvrir son identité culturelle et apprendre à mieux la savourer. Cette considération unanime aux résonances mondiales, il l'a gagnée, il faut le reconnaître, pour les Algériens, pour nous tous. Pour un écrivain qui veut mériter la considération de ses lecteurs, il ne lui suffit pas d'avoir une bonne plume et un sujet de livre, il lui faut, avant tout, aimer son pays. En attendant la réalisation de la «fondation Mohammed Ben Cheneb» qui tarde inexplicablement, le Maître Mohammed Ben Cheneb reste, incontestablement et infiniment un modèle algérien d'homme de science et de conscience pour nos intellectuels et spécialement pour la jeunesse studieuse de notre pays. Si cette jeunesse est instruite à bonne école, à bonne université, aux bonnes sources de notre histoire et de notre culture, débarrassée, l'une et l'autre, de la rancoeur des uns, de l'orgueil des autres, libérée, l'une et l'autre, du mortel carcan des préjugés, des mentalités rétrogrades et des tares funestes à l'avenir de notre société, alors oui, sûrement, nous ferons partie de ceux qui, dans le monde enfin libre et apaisé, construiront une humanité toujours meilleure. (*) CLASSES DES SAVANTS DE L'IFRÎQÎYA par Mohammed Ben Cheneb OPU, Alger, 2009, 416 pages.