Nadjet Khadda est une spécialiste de la vie et de l'oeuvre de Mohammed Dib. Elle travaille sur l'auteur de La Grande maison depuis 1970. C'est à Mohammed Dib qu'elle a consacré sa thèse mais aussi l'essentiel de ses travaux de recherche dans le domaine de la littérature. Elle a publié plusieurs travaux et livres sur Dib. Elle est aussi présidente du jury du Prix littéraire Mohamed Dib et enseigne aux universités de Tlemcen et de Montpellier (France). Rencontrée à Tizi Ouzou, lors du colloque scientifique sur Mohammed Dib, Nadjet Khadda nous a accordé cet entretien. L'Expression: Vous travaillez sur Mohammed Dib depuis plusieurs décennies. Pouvez-vous revenir sur l'origine de l'intérêt que vous portez à l'écrivain algérien le plus prolifique? Nadjet Khadda: En 1970, quand j'ai commencé à travailler sur la littérature algérienne d'expression française, mon intérêt portait sur Mouloud Feraoun, Kateb Yacine, Rachid Boudjedra, Mouloud Mammeri et Mohammed Dib. Pour moi, c'était les écrivains qui avaient donné à la littérature algérienne ses lettres de noblesse. C'est grâce à ces derniers qu'elle est devenue une grande littérature. Chacun était parti de ses qualités propres. Quand je devais préparer ma thèse de troisième cycle, j'avais sélectionné le morceau le plus abouti de mes travaux et qui était celui consacré à Mohammed Dib. J'ai pris l'ensemble des écrivains suscités et j'ai travaillé sur les grands problèmes que pose la représentation littéraire. En abordant la littérature de Dib, j'ai tenté de voir comment il traite le temps, l'espace, la féminité, le combat, l'amour, la mort, soit tous les grands thèmes qui font l'existence. Mon objectif était aussi celui de mettre en valeur les enjeux de la littérature algérienne d'expression française. Vous êtes aussi de la même région que Mohammed Dib. Ce critère a-t-il pesé dans votre choix? Effectivement. Je suis originaire de Nedroma. C'est une grande ville historique, rivale de Tlemcen, mais avec le même mode de vie. Dans ma propre famille, j'avais des références pour comprendre les sous-entendus qu'on retrouve dans l'oeuvre de Mohammed Dib. Y a-t-il encore d'autres raisons qui ont fait que vos travaux portent principalement sur Dib? Oui. Dib a eu le plus long parcours d'écriture. Il a commencé à écrire en 1947 jusqu'à 2003, soit cinquante-six ans. C'est énorme. Dib a aussi touché à tous les genres littéraires. Il était également l'écrivain qui s'était le plus renouvelé. Il a expérimenté toutes les formes possibles. Dib est une sorte de personnage pivot dans cette littérature. A partir de lui, on peut établir des ponts avec Mouloud Mammeri, Feraoun et Kateb. De son vivant, Mohammed Dib avait un côté très mythique dans sa personnalité. Il était très effacé et n'intervenait presque jamais dans les médias. Pouvez-vous nous parler de cet aspect? Le trait de caractère le plus important de Mohammed Dib était effectivement sa discrétion. Sa discrétion était tellement poussée que ça touchait à l'esprit du secret. Dans son oeuvre, il y a une quête de la chose. Ce sens du secret peut trouver son explication par le fait qu'il était quelqu'un de blessé en tant qu'individu. A l'Indépendance, il avait un grand nom. Il avait pensé que l'Algérie indépendante allait avoir besoin de lui. Il n'y a pas eu cette demande. Il avait passé un certain temps à Tlemcen, puis il a pris ses valises pour se consacrer à l'écriture. Parmi les griefs qui se sont manifestés contre lui, on lui a reproché le fait d'avoir abandonné l'écriture engagée pour aller vers l'écriture intimiste. Lui, il faisait pour le mieux son travail d'écrivain. Il était à l'écoute des voix intérieures. Mais on ne peut pas dire que Dib était censuré puisque ses textes étaient très présents dans les manuels scolaires et son roman L'Incendie a été adapté en feuilleton par la Télévision algérienne... Ce n'était pas de la censure. Dib n'était pas interviewé juste par médiocrité. Le champ culturel était très soumis au discours politique On ne connaissait pas les spécificités des arts. Il y avait une sorte d'incompréhension qui dominait les champs médiatique et culturel juste après l'Indépendance. D'ailleurs, l'un des méfaits de la colonisation était la dépersonnalisation. Pour terminer, pouvez-vous citer les trois romans-clés de Dib, ceux à travers lesquels le lecteur peut visiter l'ensemble de son oeuvre? L'Incendie est incontournable ainsi que Les Terrasses d'Orsol et enfin L'Infante maure. Pourquoi spécialement ces titres? Concernant L'Incendie, au coeur de cette écriture réaliste, qui l'a caractérisé au début, on retrouve une merveilleuse métaphore qui annonce le déclenchement de la guerre de Libération nationale bien à l'avance. Au sujet des Terrasses d'Orsol, le roman raconte les déconvenues d'un patriote exilé dans un pays lointain car son pays le maintient dans l'oubli. De sa terre d'exil, il envoie des rapports à son gouvernement, duquel il ne reçoit pas de réponses. Ce livre est une allégorie de l'exil. Enfin, L'Infante maure met en scène une merveilleuse petite fille qui découvre le monde à travers son père qui est maghrébin et sa mère qui est européenne. Il s'agit dans cette oeuvre de la volonté de Dib d'établir des passerelles entre les uns et les autres afin d'en faire un monde.