Salah Mouhoubi, politologue, spécialisé dans les questions géostratégiques, les relations internationales et la diplomatie, est auteur d'une dizaine de publications traitant aussi bien de la crise financière mondiale que des questions sécuritaires. On cite, entre autres, Du Désordre à l'ordre, Le Monde à reconstruire et Les Vulnérabilités. C'est sur cet ordre qu'est axé l'entretien qu'il a accordé à notre journal au moment même où le monde paraît plus que jamais au milieu de la tourmente. Les mouvements sociaux ne sont pas les seuls à menacer la stabilité de la région arabe. Le terrorisme y a aussi et toujours son rôle. L'Expression: Qu'entendez-vous par unilatéralisme américain? Salah Mouhoubi: La victoire du bloc occidental a permis de généraliser le libéralisme, politique et économique, à l'ensemble de la planète. La mondialisation, aux couleurs américaines, a étalé ses tentacules au monde entier. Les Etats-Unis ont renforcé leur unilatéralisme en lui insufflant une orientation qu'il n'a jamais connue dans le passé. Un unilatéralisme arrogant, agressif et source de nouveaux foyers de tension dans le monde comme l'attestent la guerre menée en Irak et en Afghanistan et le problème du nucléaire iranien et les troubles bouleversant actuellement le Monde arabe. A croire qu'il fallait absolument d'autres challenges, d'autres adversaires pour combler le vide laissé par la fin de la guerre froide. Car, un monde en paix et sécurisé n'est pas compatible avec le maintien du leadership américain. Alors, l'Occident, en général, et les Etats-Unis, en particulier, ont redessiné le nouvel ordre mondial pour préserver des intérêts stratégiques évidents. Ces intérêts ont pour finalité d'assurer et de renforcer la suprématie des Etats-Unis qui se sentent toujours obligés de se conduire en leadership de tout l'Occident. La fin des idéologies a provoqué chez l'Occident une réaction de peur. Alors, on tente, comme le fait Huntington, de ressusciter les clivages religieux, ethniques et culturels pour opposer des civilisations acquises définitivement à la tolérance et à la paix. Tout en reconnaissant à la mondialisation des aspects négatifs, néanmoins, j'estime qu'elle est porteuse d'espoirs pour tous les pays. Dans le monde d'aujourd'hui, elle est le seul vecteur idéologique qui prédomine. Elle a été voulue et imposée par l'Occident à toute la planète. Elle a donné une impulsion à un processus qui est devenu universel et surtout qui lui échappe maintenant totalement. En acceptant de se fondre dans le moule de la mondialisation, tous les pays émergents se posent aujourd'hui comme de sérieux concurrents face aux pays développés. Quelles sont les répercussions de la fin de la guerre froide? La fin de la guerre froide a laissé les Etats-Unis sans adversaire de taille. Or, ils ont imposé leur leadership au moment de la rivalité entre les deux blocs et cette suprématie a été voulue par l'Occident dans son ensemble. Ils ont réussi à généraliser la mondialisation à la planète tout entière d'une part, et à imposer leur unilatéralisme dans la gestion de la politique mondiale, d'autre part. C'est par rapport à ce nouveau contexte qu'il faut placer et analyser le terrorisme international. Les Etats-Unis se sont arrogé le droit de le définir, selon leur propre perception et leurs seuls intérêts et surtout de le gérer suivant leurs convenances. Ce qui veut dire en clair, que leur approche est strictement manichéenne et repose sur le principe du «deux poids, deux mesures». Ce que fait Israël par exemple, en pratiquant depuis toujours et à ciel ouvert, le terrorisme d'Etat est légitime. Tous ceux qui s'opposent à lui sont des terroristes et considérés comme tels par tout l'Occident et notamment les Etats-Unis. Aussi, je crains une instrumentalisation du terrorisme international pour exacerber le «choc des civilisations». Il ne faut pas perdre de vue qu'un monde en paix est contraire aux intérêts de l'Occident. J'estime toutefois que en effet, au nom de la lutte contre le terrorisme international, toutes les turpitudes intellectuelles et idéologiques sont permises puisque, apparemment, l'Occident ne peut progresser et tenir son rôle de leadership sans se créer des «dangers permanents». L'Occident doit comprendre que l'extinction du terrorisme international dépendra aussi de sa volonté de respecter les autres peuples. En les agressant constamment, en les humiliant du fait de la politique du «deux poids, deux mesures», en imposant le strict respect de la légalité internationale à autrui et, dans le même temps, en fermant les yeux quand d'autres la violent ouvertement et en caricaturant les symboles et les croyances religieux, fatalement on pousse au désespoir des hommes qui n'aspirent qu'à vivre en paix. C'est la raison pour laquelle, il n'est plus de mise de tricher ou de travestir la réalité. Ni l'Islam ni le désespoir des Palestiniens, des Irakiens ou des Afghans ne sauraient être la source d'un terrorisme aveugle et barbare. Le nouvel ordre mondial peut-il se reconstruire sur les traces des anciens systèmes régissant les relations internationales? Le nouvel ordre mondial ne peut se construire sur les décom-bres du système des relations internationales hérité de la politique de la canonnière. La communauté internationale a vécu, avec l'agression israélienne contre la population civile de Ghaza, l'illustration du terrorisme d'Etat. Des crimes contre l'humanité ont été commis dans l'impunité totale. Israël bénéficie à fond de ce privilège de la politique du «deux poids, deux mesures» alors que dans le même temps, c'est à peine si on n'a pas accusé toute la population civile de Ghaza d'être terroriste. En ce sens, j'apporte un éclairage objectif au phénomène du terrorisme international. Une approche rationnelle, sans complaisance et replacée dans le contexte des enjeux du nouvel ordre mondial en gestation. Le thème de l'ingérence a été abordé sous un double angle: celui du droit et celui de la pratique. Il faut dire que l'ingérence a connu des évolutions en fonction des mutations mondiales. La fin de la guerre froide constitue un tournant puisque le droit d'ingérence a été érigé en droit tout court pour l'Occident d'intervenir partout et pour n'importe quelle raison. La fin de la guerre froide donne quel statut aux Etats-Unis d'Amérique? L'unipolarité a permis à l'hyperpuissance de passer du statut de gendarme, au temps de la guerre froide, à celui de maître du monde, à l'heure actuelle. Le droit d'ingérence est instrumentalisé pour servir des intérêts nationaux, hautement stratégiques. Il est devenu un paramètre important du nouvel ordre mondial. Il est actionné en dehors de tout cadre légal. En effet, ni l'Assemblée générale des Nations unies ni le Conseil de sécurité n'ont autant de pouvoir légal de l'actionner comme les Etats-Unis qui, sur simple décision de leur gouvernement, peuvent envahir des pays. Et pour le simple motif que cela sert d'abord leurs intérêts. La guerre en Irak en est une parfaite illustration. Ils ont envahi un pays, sur la base d'un mensonge d'Etat, et en faisant fi de la légalité internationale. On décide de traduire le président soudanais devant la CPI et, dans le même temps, on ferme les yeux sur les crimes contre l'humanité perpétrés par Israël. Toujours, le principe du «deux poids, deux mesures». Donc il faut remettre les pendules à l'heure et j'estime, à juste titre, que le droit d'ingérence instrumentalisé fait référence au passé colonial des puissances occidentales, qui ont une longue expérience dans la pratique de la politique de la canonnière. Qu'entendez-vous par pratique de la politique de la canonnière? Durant la présidence Bush, le Conseil de sécurité a façonné une «nouvelle doctrine stratégique des Etats-Unis». Cette nouvelle doctrine énonce les conditions et les axes du droit d'ingérence des Etats-Unis partout dans le monde. Egalement, je relève que, avec la mise en oeuvre de cette stratégie, les Etats-Unis inaugurent une nouvelle ère qui légitime leur rôle de gendarme dans le monde. Ce sont eux qui déterminent les critères pour coller aux Etats leurs étiquettes «d'Etats voyous ou de l'axe du mal». Ce sont eux, également, qui peuvent apprécier, selon leurs normes, les Etats qui «maltraitent» leurs peuples. Enfin, ils n'ont besoin de personne, et encore moins du Conseil de sécurité de l'ONU, pour intervenir dans les Etats en utilisant les pressions, les sanctions et, bien évidemment, la force. Pour faire oublier l'échec irakien, les Etats-Unis se fixent une autre cible pour faire diversion. Cette fois, c'est l'Iran qui pose un problème, selon eux, à la communauté internationale, en voulant développer la technologie nucléaire. En réalité, ils agissent ainsi pour permettre à Israël de détenir indéfiniment le monopole régional de cette technologie. Ils invoquent le droit à la sécurité d'Israël en occultant celui des autres. Ils sont capables d'intervenir unilatéralement en Iran pour conforter les intérêts et la sécurité d'Israël. Pour ce faire, ils évoquent le droit d'ingérence au nom de la non-prolifération des armes nucléaires alors qu'Israël est en possession d'ADM. Quels sont les moyens appropriés permettant de faire face au droit d'ingérence? Pour moi, je pense qu'une piste qui s'insère dans le cadre de la légalité internationale. Une piste qui permette, en outre, d'éliminer l'instrumentalisation d'un concept tronqué après l'avènement du monde unipolaire. Je note aussi qu'«après la chute du mur de Berlin et la déferlante de la mondialisation», le concept même du droit d'ingérence a été affiné et instrumentalisé pour permettre la régulation des relations internationales conformément à l'unilatéralisme américain. Bien souvent, il a servi, surtout, à masquer et à justifier des stratégies d'intérêt national. La communauté internationale commence à prendre conscience que le droit d'ingérence, tel qu'il est compris par l'hyperpuissance, pourrait être un facteur de déstabilisation et de crises majeures. C'est la raison pour laquelle l'ONU, notamment l'Assemblée générale, devrait être la seule institution à décider du droit d'ingérence impliquant une action militaire...Dans ce contexte, la constitution d'une coalition internationale serait plus légitime.