Le fait est incontestable que les langues s'influencent mutuellement favorisant des xénismes souvent tenaces et parfois difficiles à cerner. Qu'en est-il alors exactement lorsqu'on étudie tel mot qui passe d'une langue à une autre, du français à l'arabe ou au berbère (ou inversement)? Quelles sont les conditions de ce «passage» qui autorisent l'emprunt et qui, plus encore, confèrent à cet emprunt une puissance de vie presque autonome et une pertinence presque absolue? Et qu'en advient-il du mot «étranger», utilisé tel quel dans la langue d'emprunt, et que, par commodité, le linguiste Louis Guilbert, appelle «xénisme»? A ce sujet, des explications et des exemples ne manquent pas, et nous en trouvons beaucoup dans l'excellent ouvrage, subtilement intitulé Les mots des uns, les mots des autres (*) de Foudil Cheriguen. Celui-ci, professeur d'université et auteur d'autres travaux, a tiré le présent ouvrage de sa thèse de doctorat d'Etat. «Ce phénomène d'emprunt, écrit notre auteur, est un processus continu, au moins jusqu'au moment où la langue emprunteuse fige le terme - il s'agit là d'un figement d'ordre phonétique, exemple: Alcoran = Coran [koRà] (prononciation définitivement adoptée) - signifiant par là même que le terme, étranger au départ, est maintenant adopté». Dans ce long et patient travail de recherche, Foudil Cheriguen se propose d'observer non seulement «les conditions sociales et culturelles, politiques et historiques» dans lesquelles «le terme étranger se réalise dans la langue française», mais aussi de se demander quelles sont les lois linguistiques qui permettent le fonctionnement des emprunts. Il se pose alors une série de questions sur ce fonctionnement même, lorsque le français est au contact de l'arabe et du berbère. Reprenons ces questions dont quelques-unes sont énumérées par l'auteur: «Comment (le terme étranger) est-il perçu par le locuteur (ou l'auteur) qui s'en sert ou par l'interlocuteur (ou lecteur) qui le rencontre? Quels sont les divers stades par lesquels un terme étranger à une langue doit passer pour finir par s'intégrer ou, au contraire, se maintenir tel que dans un discours oral ou écrit qui en use occasionnellement?» L'auteur précise: «Les exemples seront empruntés particulièrement aux langues maghrébines où nous avons pu faire des dépouillements sur l'écrit et mener des enquêtes sur l'oral, domaine où l'emprunt est à la fois d'un intérêt déterminant mais d'une saisie très délicate.» Ayant fait une étude critique des travaux de quelques grands noms dans le domaine «des emprunts linguistiques» (Deroy, Dubois, Humbley, Beneviste, Martinet, Meillet, ou Fethi Nasser,) ce dernier avec sa «Contribution à l'étude française: termes d'origine arabe dans les récits de voyageurs» et «Emprunts lexicologiques du français à l'arabe: des origines jusqu'à la fin du XXe siècle», Foudil Cheriguen estime que «l'emprunt serait plutôt un phénomène se situant à mi-chemin entre le changement linguistique (tel qu'il est, par exemple, défini par les auteurs précédemment cités, mais pouvant inclure la formation d'une nouvelle langue) et le bilinguisme (...). Ce qui semble incontestable, c'est que le bilinguisme joue un rôle très important dans le processus d'emprunt (...) L'emprunt fait par le français à l'arabe (et au berbère) est, à ce propos, particulièrement intéressant, ne serait-ce que par leurs aspects morphologiques très différents.» Or le plus passionnant dans cette recherche des «mots des uns» et des «mots des autres», c'est, comme l'écrit notre auteur, «de constater que le contact de deux langues qui, sans disparaître, donnent naissance à cette transplantation de la langue. Nous remarquons que, dans le cas du français et de l'arabe, l'emprunt peut prendre des proportions diverses, et il serait difficile de délimiter la «frange» de vocabulaire constitué «communément» par les deux langues. Cependant, les statuts du xénisme et de l'emprunt sont différents. Le statut de l'emprunt «peut être, précise-t-on, remis en question longtemps après son insertion dans le lexique de la langue-cible et notamment dans les dictionnaires.» Il lui arrive de passer de mode. Par contre, le statut du xénisme «peut être, précise-t-on encore, partiellement remis en question...Une évolution dans la forme et le sens est plus convenable avec le xénisme. Recevoir un mot suppose une certaine fixation dans la langue qui reçoit.» Cette remise en question se produit au plan syntaxique (et graphique) et au plan morpholexical, lorsqu'il y a absence d'équivalence verbe à verbe. Et c'est là, en fait, que réside souvent la difficulté de traduction de la plupart des termes soumis à cet exercice. Au reste, l'auteur nous donne une foule d'exemples qui émerveilleront aussi bien les simples curieux des origines de certains mots qu'ils utilisent occasionnellement, que peut-être les spécialistes. Il faudrait donc plutôt ouvrir l'ouvrage de Foudil Cheriguen aux bonnes pages pour mieux comprendre le fonctionnement de l'emprunt et du xénisme et pour mieux apprécier, si j'ose dire, les bizarreries charriées par le langage quotidien et qui s'imposent comme signe d'expression absolue et peut-être définitive. En effet, comment traduire en français le vocable redjla, sans risquer de subir quelques sarcasmes de saison, et quelles sont les multiples significations du vocable «normal» en usage fréquent chez les jeunes d'aujourd'hui qui sont si fortement désabusés de tout?... Mais bon ! tous ceux que la curiosité intellectuelle pousse à comprendre la naissance et la vie des mots qui nous viennent du français, de l'arabe et du berbère, et tous ceux qui cherchent une réponse à quoi tient un vocable (et celui-ci pour s'enrichir lui-même) et enrichir le locuteur de quelque bien culturel et même moral, doivent reconnaître l'extrême utilité de l'ouvrage, Les mots des uns, les mots des autres - Le français au contact de l'arabe et du berbère de Foudil Cheriguen.