Les sinistrés sont dans le dénuement. Tout aussi désarmée, l'autorité désignée pour les prendre en main est submergée par les difficultés. “Ils voulaient caser vingt familles dans une tente qui peut contenir au mieux vingt personnes. Vous imaginez ?! Vingt familles représentent les occupants de tout un immeuble qu'on veut, comme par miracle, reconstituer, mais à l'horizontale…”. Mêlant la colère à la dérision, M. Nadjem lève les bras au ciel en quête d'un salut improbable. Depuis le séisme, il a attendu tous les jours qu'une tente soit mise à sa disposition pour abriter, dans une parcelle d'intimité, les débris de sa vie disloquée. Des jours durant, il a fait le pied de grue devant la cellule de crise de sa localité. Il a conjuré les autorités locales et supplié l'administration du camp de lui procurer un refuge. À l'arrivée des premières tentes, il s'est jeté dans la foule, sa main a accroché un bout de la toile. En vain. D'autres mains, innombrables, se sont emparées des rares tentes et se les ont âprement disputées. Sans gîte, M. Nadjem s'est définitivement résigné au sort. Il a réintégré son appartement en ruine et attend toutes les nuits que le plafond lui tombe sur la tête. Dans la cité des 506-Logements de Boudouaou, beaucoup ont, comme M. Nadjem, regagné leurs logements délabrés. “Nous n'avons pas le choix. Plutôt mourir là-dedans que de survivre dans la rue ou parqués dans une tente comme dans une boîte de sardines”, soutient, amèrement, un voisin de M. Nadjem. Le sinistré cite le cas de cet autre locataire de la cité des 506-Logements qui n'a pas quitté son appartement depuis le séisme, préférant y laisser sa vie et celle de sa famille plutôt que d'errer dans la cour de la cité en attente d'un abris hypothétique. Les “plus chanceux” sont déjà sous les tentes. 25 sont installées à proximité des habitations, dans un parc qui peut contenir un millier. “Au maximum 500”, rectifie l'administrateur du camp, M. Benhabylès. Arrivé à bord d'une voiture, les bras chargés de dossiers, il est aussitôt assailli par les sinistrés. Tous veulent des tentes. Evoquant les règles de la bienséance, une vieille dame lui murmure à l'oreille qu'il est impossible pour elle, ses filles et ses belles-filles de partager une tente avec des inconnus. “Je suis veuve de chahid”, précise-t-elle comme pour plaider davantage sa cause. Le sourire contraint et le ton désabusé, l'administrateur lui demande simplement d'attendre encore. Aux journalistes, il explique que c'est à l'APC qu'échoit le rôle d'identifier les besoins des sinistrés et de leur fournir l'aide nécessaire. “Notre mission consiste à coordonner les efforts des uns et des autres pour améliorer la vie dans les camps”, précise M. Benhabylès. Dépêché de Annaba afin de gérer les sites d'hébergement des familles sinistrées, ce superviseur en col blanc s'est trouvé, hier, dans l'obligation de vérifier lui-même la teneur en eau de la citerne collective installée dans le campement. “Que voulez-vous, les services de l'hydraulique ne sont pas passés !”, dit-il embarrassé. M. Benhabylès administre deux camps dans la localité de Boudouaou, celui des 506-Logements et un autre limitrophe de la cité OPGI. Dans ce dernier centre d'accueil, 38 tentes sont disponibles pour une population excédant 800 sinistrés. “Ici, le soir, certains se livrent bataille avec des haches. La promiscuité finit toujours par échauffer les esprits. Après le départ des militaires, nous sommes livrés à nous-mêmes. La police surveille l'accès au camp, mais ne se hasarde guère à l'intérieur. Nous ne savons plus où donner de la tête, protéger nos femmes et nos enfants ou surveiller nos logements et éloigner les rôdeurs”, se plaint Dahmane, un habitant du camp OPGI. Insécurité, promiscuité…, les sinistrés sont dans le dénuement. Tout aussi désarmée, l'autorité désignée pour les prendre en main et répondre à leurs besoins les plus élémentaires est submergée par les difficultés. “Il a fallu faire pression pour avoir droit à un médecin. Mais celui-ci ne dispose même pas de médicaments. Après chaque auscultation, il fouille dans les maigres stocks mis à sa disposition dans la tente qui lui sert de cabinet puis tend une ordonnance aux patients”, confie Rabah, un des délégués du camp OPGI. Il énumère une liste d'insuffisances sans fin. L'absence de l'éclairage dans le camp, l'amoncellement des ordures, la distribution parcimonieuse des vivres… “Hier, des gens ont failli s'entretuer pour une douzaine de matelas et de couvertures”, confie-t-il outré. Seule la distribution des denrées alimentaires semble échapper au tumulte. “De toute façon, ce n'est pas de nourriture qu'on a besoin. Aujourd'hui, les épiceries et les boulangeries sont rouvertes. J'ai toujours acheté du pain à mes enfants. Je le fais encore. Mais, je n'ai pas les moyens de leur offrir un logement. Qu'on me donne au moins une tente”, supplie Hamid. Au siège de la cellule de crise de la localité de Boudouaou, des sans-logis comme lui mendient un bout de toile. “Ma mère a 93 ans. Sa maison s'est écroulée. Dans les camps, les administrateurs exigent d'elle un certificat de sinistrée pour lui offrir une tente. Ici, personne ne veut la recevoir afin de lui délivrer ce fameux document. Va-t-on la laisser mourir dans la rue ?”, s'interroge cette dame offusquée. Dans l'enceinte de la cellule installée dans le centre culturel, d'autres voix s'élèvent et réclament l'aide de l'Etat. “Nous sommes venus de Sidi Salem. Là-bas, les gens dorment sous les arbres”, s'écrie un homme. Comme Sidi Salem, d'autres douars situés à la périphérie de Boudouaou se meurent dans les décombres du séisme. “Personne n'est venu nous voir”, dénonce avec fracas le rescapé de Sidi Salem. Persistants, ses hurlements finissent par lui valoir une écoute attentive. Un membre de la cellule note ses doléances et promet de les transmettre au wali-délégué. Celui-ci est absent. Il est convoqué pour une réunion au siège de la wilaya de Boumerdès. Le maire de la ville, M. Mahsas s'apprête aussi à rallier Boumerdès pour un motif similaire. “Même si on ne nous sollicite pas, même si nous sommes marginalisés et dépourvus de l'essentiel de nos prérogatives, nous sommes là et nous nous montrons toujours disponibles”, clame le P/APC FLN. Débordé, le maire doit surtout faire face à l'exaspération de la population sinistrée. À Boudouaou, 800 habitations individuelles sont détruites. 47 cités se sont effondrées comme des mille-feuilles. On y compte quelque 25 000 sinistrés. Mille tentes seulement ont été jusqu'à l'heure distribuées. Les laissés-pour-compte ne savent plus à quel saint se vouer. “Les administrateurs sont venus très en retard. Ils ne sont au courant de rien. Les citoyens viennent vers nous pour réclamer de l'aide”, s'enorgueillit presque le maire. Seulement voilà, dépouillé de son pouvoir, il n'a rien à leur offrir. Pourtant, officiellement, c'est à lui que revient le rôle de répondre à leurs exigences. Les administrateurs des camps et la wilaya-déléguée le soulignent avec insistance. De leur côté, ils se présentent uniquement comme des coordinateurs alors qu'ils agissent, en réalité, comme des élus bis. Dans les camps, d'autres “élus” représentent les sinistrés. Ce sont les délégués des centres d'hébergement. Porte-voix des familles, ils sont chargés de répercuter leurs revendications. Auprès de qui ? “À chaque fois que nous réclamons quelque chose, on nous demande d'inscrire nos noms sur une liste. Des gens passent dans les tentes et inscrivent nos noms sur d'autres listes. On est fiché partout, et pour rien”, ironise Djamel. Père de famille, Djamel est sur une longue liste d'attente pour l'obtention d'une tente. Occupant un abri de fortune érigé à l'aide de sacs-poubelle à l'intérieur du camp OPGI, il s'est adressé, tour à tour, aux délégués du centre, à l'administrateur, au maire, au wali-délégué… Peine perdue. “Vous savez, lorsqu'il y a plus d'un capitaine sur un bateau, l'embarcation coule !”, dit-il avec un brin de sagesse. À cause du reste, tout le reste, le drame, la rue, le sentiment d'abandon, Djamel n'a plus toute sa tête… S. L.