Les statistiques relatives à la petite et moyenne criminalité des deux dernières années sont rassurantes et prouvent, si besoin est, que la conjugaison des efforts des corps de sécurité publique a fini par porter ses fruits. Aujourd'hui, le moins que l'on puisse dire, même si les vieux réflexes de méfiance sont encore incrustés dans les esprits, c'est que la rue est plus tranquille. Pour mieux illustrer cette approche, nous avons suivi une équipe de policiers de jour comme de nuit à travers les lieux publics : places, marchés, jardins, artères et ruelles du centre d'Alger. En raison de sa place stratégique au cœur de la capitale, la circonscription de Sidi M'hamed nous paraît tout indiquée pour un reportage avec les éléments du service de la PJ. Un service dirigé de main de maître par le commissaire Derrar Abdelghani. Un vieux routier traînant plus de vingt-cinq ans de boîte et autant de flair dans les affaires judiciaires dont il a un tas de secrets. La feuille de route signée, il nous confie à son adjoint, l'officier Allel et son équipe, la 36, opérant de jour. Le Sorento banalisé roule lentement pendant que Allel, radio en main à l'écoute d'un éventuel appel urgent, explique les positions sécuritaires du centre de la capitale aux alentours des édifices de souveraineté. Postés en deux groupes, les policiers, en civil ou en tenue, guettent au niveau des artères principales le moindre geste suspect. La rue Ben- M'hidi grouillant de monde est surveillée par quatre groupes de policiers dont certains se fendent carrément dans la foule grâce à leurs habits banalisés. “Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les places publiques constituent souvent des lieux de refuge aux criminels et autres suspects”, dira l'officier, qui nous cite le cas de ce sexagénaire arrêté fortuitement dans un jardin public, alors qu'il était recherché par deux mandats d'arrêt. Il y a une année environ, un dealer a été arrêté au cours d'un contrôle d'identité de routine alors qu'il descendait du train Oran-Alger. L'homme transportait plus de 3 kg de résine de cannabis dans des petits sacs attachés autour du torse. Les gares routières et ferroviaires sont très ciblées par les contrôles car souvent privilégiées par les malfaiteurs, notamment ceux recherchés. Les interpellations se font sur un nombre réduit de voyageurs ciblés en fonction du comportement des individus. Le coup d'œil, doublé d'un capital expérience, peut rapporter une fois sur deux. Pour la fouille au corps, les filles sont impliquées dès qu'il s'agit d'une femme suspecte. Nous empruntons la rue Hassiba Ben-Bouali dans une circulation à décourager le plus intrépide des automobilistes. Au marché Ali-Mellah tout semble correct en dehors de la marée humaine faisant le flux et reflux. Deux agents en tenue devant l'entrée et un troisième en civil fait une tournée à l'intérieur. Onze heures tapantes au parc de la Liberté (ex-De Galland). Un parc vide qui n'a pas manqué de nous intriguer en cette matinée ensoleillée. Une intrigue aussitôt dissipée en voyant deux véhicules de la police devant le portail nord côté Didouche-Mourad et une dizaine de jeunes couples en séance de vérification d'identité. “Nous contrôlons surtout les mineures. Ce ne sera pas long, juste le temps de prendre les renseignements de chacun. Il nous est arrivé de tomber sur une fille faisant l'objet d'un avis de recherches dans l'intérêt des familles”, fait savoir l'officier. Promesse tenue, avant notre départ, les jeunes couples avaient tous quitté les lieux. Entre deux communications radio, Allel explique les procédures réglementaires appliquées pour les cas courants et les situations spécifiques. Le Titanic démystifié Cavaignac 18h30. Avec un peu de retard, la relève est effectuée au niveau de la Sûreté de daïra. Allel est à la tête de la 31, l'équipe des couche-tard. Direction le Titanic. Un nom emprunté au fameux paquebot par les habitués et les riverains de cette construction inachevée dans le quartier du 1er-Mai, devenue avec le temps un refuge pour toxicomanes, alcooliques et autres délinquants. Il est dangereux pour un étranger aux lieux de s'y aventurer sous peine de mauvaises surprises. Une ribambelle de mioches, huit à dix ans, surveille constamment les alentours moyennant quelques pièces offertes par les occupants potentiels. À notre arrivée, des cris avertissent ces derniers de la présence des policiers. Trois adultes prennent la fuite mais sont vite rattrapés. L'un d'eux avait laissé tomber un morceau de kif retrouvé par un des policiers. Il dira froidement qu'il ne lui appartenait pas. Au sous-sol deux jeunes éméchés ne semblent pas dérangés par la présence des policiers. Ces derniers leur demandent leurs papiers tout en saisissant une dizaine de canettes de bière traînant par terre. “Nous ne sommes pas des délinquants, on veut juste décompresser”, fera savoir le plus âgé en montrant une carte professionnelle. Tombant sous le délit de consommation de boissons alcoolisées sur la voie publique, ils sont embarqués avec les trois autres et emmenés à la Sûreté urbaine la plus proche. L'officier explique que la procédure veut qu'un procès-verbal soit établi au sujet de chacun d'eux avant d'être relâchés sauf pour le détenteur de drogue. Aux étages, un SDF fait part aux policiers que leurs collègues étaient passés quelques heures auparavant. Des effets vestimentaires et des restes d'aliments trouvés dans d'autres chambres prouvent aisément que le Titanic est une auberge pour les noctambules de tout acabit. Cette coopérative immobilière lancée à coups de milliards, il y a une vingtaine d'années, est non seulement abandonnée et ouverte aux quatre vents mais constitue en parallèle une source de désagréments aux cités limitrophes en raison de la présence des délinquants qui viennent assouvir leurs bas instincts sous le regard impuissant des riverains. Il est vrai que l'endroit n'est plus aussi dangereux qu'il y a à peine deux ans lorsque des hordes de voyous en avaient fait leur QG dictant leur loi de jour comme de nuit aux passants. Aujourd'hui, Titanic, qui continue à servir de refuge à quelques égarés des quartiers avoisinants, est démystifié grâce notamment aux interventions régulières de la police qui a fini par faire partir le noyau dur des délinquants qui le fréquentaient. Il n'en demeure pas moins que les autorités compétentes ont quelque part une part de responsabilité en abandonnant ce projet au cœur de la capitale. Les instances devraient dépêcher une commission sur les lieux pour constater l'état de laisser-aller. Des milliers de bouteilles et canettes de bière vides jonchent le sol alors que chaque coin est transformé en latrines. Et si le projet initial est abandonné définitivement pourquoi ne pas le démolir et prévoir un autre projet d'utilité publique ? Les noctambules de Cavaignac En attendant le retour des véhicules, partis déposer les interpellés, une discussion avec Allel nous a permis de découvrir la souffrance de ceux qui sont chargés de la sécurité des citoyens. L'officier Allel n'a presque pas de temps à consacrer à sa propre personne. Dix à douze heures de travail par jour c'est, en effet, assez épuisant pour ne penser après qu'à une seule chose : dormir pour attaquer une nouvelle journée autant, sinon plus éreintante. Cela fait cinq ans qu'il est dans ce service après sa sortie de l'école de Soumaâ. Même trait de caractère avec son responsable direct, le commissaire Abdelghani. Le service avant tout. “Il m'arrive parfois de reprendre du service alors que je venais de boucler une journée harassante. Une mission pour moi n'est pas terminée tant qu'elle n'a pas livré tous ses secrets. L'arrestation d'un coupable n'est pas une fin en soi si l'on ne connaît pas les tenants et les aboutissants de l'affaire. La hantise de boucler l'enquête est plus forte que tout. Comment voulez-vous qu'avec tout le temps que cela me prend j'aurai la force de penser à autre chose en dehors de mon métier ? Même pas au mariage. Le peu de temps qui me reste, c'est pour mes parents que j'adore”, avoue Allel. Nous ne doutons pas un seul instant de ses aveux après qu'il eut pu nous convaincre sur l'art de diriger ses hommes. Les véhicules sont de retour. Nous prenons la direction de la 8e Sûreté urbaine pour retrouver les jeunes du Titanic. Le commissariat est déjà plein de monde. Des plaintes, des mis en cause dans des affaires de vol, de bagarre, ivresse publique et manifeste… Les préposés aux dépositions sont à pied d'œuvre. On décide de faire un tour sur les hauteurs de la ville. Alors que la radio demande du renfort du côté de l'ENTV où le numéro un du RND est l'invité du forum, des jeunes à bord de trois véhicules font la fête à tue-tête sur le boulevard Krim-Belkacem. “Pourquoi vous n'intervenez pas ?” demandons-nous. L'officier nous apprend qu'il ne leur appartient pas d'intervenir du moment que cela est du ressort de la sécurité routière. La radio annonce un racolage sur la voie publique au niveau du boulevard Mohamed-V. La fille et le bonhomme sont embarqués vers la Sûreté de daïra. Ils sont connus des services de police. Lui est un repris de justice. Il vient de purger trois ans et demi pour une histoire de trafic de drogue. Le siège de la Sûreté de daïra, qu'on continue à appeler Cavaignac, du nom du général et gouverneur de l'Algérie et ministre de la Guerre durant les premières années de l'époque coloniale, vit au rythme des humeurs des noctambules. Deux hommes sont débarqués. Leur visage est maculé de sang. Une bagarre sous l'effet de l'alcool. Ils font un boucan à réveiller les morts. L'un d'eux, un marchand de légumes, raconte qu'ils sont copains depuis longtemps mais comme son pote a le vin triste, il a fini par le corriger. Rien ne grise comme le vin du malheur, voulait-on lui répondre. Encore la radio qui annonce une tentative de suicide à la rue Yahia-Benaïche près de la place Audin. Une jeune femme, dont le propriétaire du logement loué ne veut pas reconduire son contrat, alors qu'elle vient d'apprendre que les services de la commune comptent reloger tous les locataires dans le cadre du vieux bâti, avait décidé ce soir-là d'attenter à sa vie en se jetant du dernier étage de son immeuble. Avec le concours des voisins, les policiers ont pu intervenir et, enfin, emmener l'infortunée, accompagnée de son mari, à la 6e sûreté urbaine. Le temps qu'elle reprenne ses esprits. À Cavaignac, d'autres personnes sont emmenées pour différentes affaires et différentes raisons. Chacun se donne raison et tout le monde a tort dans ce monde de la nuit que seuls les hommes de métier sont capables de gérer. Nous quittons vers l'heure du crime cette ambiance de plaintes et de cris en souhaitant bonne chance aux hommes de bonne volonté. A. F.