Les juges des mineurs ont la tâche difficile. Ils décident du sort d'enfants et d'adolescents sans avoir vraiment les moyens et les outils juridiques qui leur permettraient de préserver leurs chances à un plus bel avenir que celui promis par une vie au centre d'accueil jusqu'à la majorité civile Le bureau de Gasmi Mohamed, juge des mineurs près le tribunal de Annaba, est exigu. Pourtant la masse de travail, que doit accomplir quotidiennement le magistrat, est colossale autant qu'elle est délicate. À peine installés en face de lui pour un entretien sur les enfants en danger moral, qu'une greffière entre pour lui soumettre une nouvelle affaire. Trois mineurs sont impliqués dans un vol de téléphone portable avec agression à l'arme blanche sur un jeune homme de 21 ans, dans l'un des quartiers populaires de la ville. Le juge Gasmi auditionne la victime, qui lui relate les faits et lui explique comment elle a réussi à identifier ses assaillants. Les mis en cause nient en bloc les accusations portées contre eux. Le magistrat demande à la greffière d'établir un rapport d'audition et de remettre aux deux parties (la victime et les parents des adolescents) des convocations pour le lendemain. Il est confronté quotidiennement à des cas de mineurs en détresse ou coupables d'infractions plus ou moins graves. Sa mission consiste à trouver, à chaque affaire, une solution adaptée pour ne pas compromettre – autant que possible – l'avenir de ces enfants. D'emblée, il précise que les juges des mineurs exercent dans le cadre de l'Ordonnance 72-03 du 10 février 1972 portant protection de l'enfant et de l'adolescent. Il indique qu'en sens juridique, un mineur est considéré en danger moral quand il y a menace sur sa santé, sa sécurité, sa moralité ou son éducation. L'action de la justice est enclenchée sur initiative du mineur lui-même, de son tuteur, du procureur de la République, des autorités locales (P/APC ou wali) ou de l'assistance sociale. Après audition du mineur et de son tuteur, le magistrat ordonne une enquête sociale, qui sera effectuée par le Service d'observation en milieu ouvert (Somo), lequel dépend de la direction de l'Action sociale de la wilaya. “Je donne, généralement, un délai de 15 jours à un mois pour avoir les résultats de l'enquête. Mais la loi ne limite pas la durée”, explique-t-il. En attendant les conclusions des investigations du Somo, le juge décide, à titre provisoire, de maintenir l'enfant dans son milieu familial, de le confier au parent qui n'exerce pas le droit de garde ou à un autre proche digne de confiance. “Nous n'avons pas de familles d'accueil en Algérie. La disposition existe dans la loi car cette dernière est calquée sur le droit français”, note-t-il. Sur la base des renseignements fournis par le Somo, le juge des mineurs statue sur le sort de l'enfant, c'est-à-dire son placement dans un foyer d'accueil, un service d'assistance à l'enfance ou des établissements d'éducation. “Je veux insister sur un fait, nous avons l'obligation de notifier les mesures prises au tuteur dans un délai de 48 heures, afin de lui donner la possibilité d'introduire un recours”, souligne notre interlocuteur. Il ajoute que la démarche exposée jusqu'alors touche à la protection sociale. En deuxième lieu intervient la procédure liée à la protection juridique. Le dossier est communiqué au parquet, puis transmis à la chambre du conseil, qui prononce le jugement définitif sur le placement de l'enfant. “Le jugement n'est susceptible d'aucun recours, mais il perd son effet dès que le mineur atteint l'âge de 21 ans, c'est-à-dire la majorité civile d'avant la révision du code civil en 2004”, note M. Gasmi. Il affirme que le texte de loi stipule que les parents participent aux frais d'entretien et d'éducation du mineur placé. “C'est une disposition qui n'est pas appliquée. Les parents continuent à percevoir les allocations familiales, alors qu'elles devraient être versées au Trésor public.” Quatre foyers d'accueil relèvent de la compétence de la cour de Annaba. Le centre d'El-Hadjar pour garçons a une capacité d'hébergement de 90 pensionnaires, tandis que le centre Ben-M'hidi (également pour garçons) peut en recevoir jusqu'à 120. Le foyer de l'enfance assistée Elysa possède 120 places pour des filles de 6 à 19 ans alors que la pouponnière El-Mouqawama accueille 80 enfants de la naissance à 6 ans. Dans ces structures, le juge Gasmi a mis en placement judiciaire 35 mineurs. Il dit que ses décisions sont parfois difficiles à prendre car les enfants mentent sur leur identité et leur âge. “J'ai été confronté au cas d'une jeune fille qui jurait qu'elle n'avait que 17 ans. J'ai requis, par commission rogatoire, des informations sur elle auprès du commissariat du lieu de naissance qu'elle m'avait donné. J'ai reçu une réponse négative. Je l'ai convoquée à nouveau. Elle m'a donné un autre lieu de naissance. Il s'est avéré que ses déclarations sont fausses. J'ai demandé à un médecin de l'examiner pour déterminer son véritable âge. Elle avait finalement 24 ans.” Majeure, elle ne tombe plus sous le coup de l'Ordonnance 72-03, sus-mentionnée. À la fin du mois de janvier, une représentante de la direction de l'action sociale expose, au juge des mineurs, le cas d'une fillette de cinq ans, adoptée une année auparavant par un couple actuellement en instance de divorce. Une visite de l'assistante sociale au domicile de la famille adoptive a révélé que la mère souffre d'une dépression nerveuse et ne peut plus s'occuper de l'enfant. Le père veut carrément renoncer à elle. Le magistrat entame la procédure pour l'enlever au couple et la remettre provisoirement au centre d'accueil. Simultanément, une deuxième démarche est initiée en vue d'annuler l'adoption. M. Gasmi nous raconte l'histoire de Imane, qui a grandi, jusqu'à son sixième anniversaire dans une cage avec… un chien. La dame, qui avait la garde, l'a traitée comme cet animal, durant des années. Des voisins ont un jour alerté les autorités, qui sont venues délivrer la fillette de son cauchemar. Âgée aujourd'hui de 9 ans, Imane est prise en charge par le foyer Elysa. Elle ne sait pas encore parler de manière audible et n'a pas les gestes très sûrs. Dans cette structure, que nous visitons sans une autorisation formelle de la tutelle que nous avons pourtant saisie par écrit, 18 mineurs ont été placés sur décision du juge sur un total de 60 pensionnaires. La conseillère technique pédagogique assure que la direction du centre refuse de renvoyer les jeunes filles dès qu'elles atteignent 19 ans. “Elles ne nous quittent que le jour de leur mariage.” Vingt femmes ont convolé en justes noces depuis l'ouverture du centre en 1989, précise-t-elle. Les espaces réservés à l'hébergement des enfants et des jeunes adultes sont propres, même si l'odeur de l'urine vous prend à la gorge dès la première marche de l'escalier qui mène aux chambres et à la salle de détente. Dans cette pièce spacieuse, une dizaine de pensionnaires suivent un programme sur une chaîne arabe satellitaire. Keltoum, 16 ans, se tient à l'écart des autres filles. Elle est nouvelle au centre, où elle a été transférée, trois mois plus tôt, après avoir agressé des éducatrices d'un foyer d'accueil d'Annaba. “Mes parents m'ont abandonnée à la naissance. J'ai été adoptée à l'âge de 4 ans, puis rendue au centre à 8 ans. Je n'ai jamais été scolarisée. J'adore faire du sport, particulièrement le handball. Je suis bagarreuse, mais je veux changer”, témoigne l'adolescente. “Nous l'avons programmée pour une formation. Le problème est que nous ne disposons pas de dossier administratif sur elle pour pouvoir l'orienter”, explique la psychologue. “Généralement, la police appréhende les mineurs, errant dans les rues, sans pièce d'identité. Ils ne livrent pas les bons renseignements. Nous avons des difficultés à leur constituer un dossier”, complète M. Gasmi. Il est plus aisé de prendre en charge les enfants, dont les parents sont connus. Le 25 janvier dernier, une petite fille de 9 ans a été enlevée à sa mère qui mendiait en sa compagnie. Elle est admise au foyer Elysa. “Elle a été inscrite à l'école. Nous avons insisté pour que sa mère continue à la voir. Il est très important d'entretenir la relation entre les enfants placés et leurs parents, car ils seront amenés, un jour, à réintégrer le milieu familial”, soutient la psychologue du centre. Le juge Gasmi a constaté, néanmoins, que les parents coupent souvent tout contact avec leurs enfants, mis sous la tutelle de l'Etat. “J'ordonne le placement du mineur sous observation en milieu ouvert, puis je convoque les parents pour leur remettre la notification de la décision en main propre. Ils viennent rarement.” Le commissaire principal Messaoudène, chargé du bureau national de la protection de l'enfance et de la délinquance juvénile à la DGSN, affirme que ses services constatent de plus en plus de démission parentale. “Ils ne veulent pas reprendre leurs gosses”, précise-t-elle. Il est alors admis que les mineurs s'exposent aux pires dérives dès que les ascendants biologiques ou les tuteurs légaux (dans une situation de père et mère décédés) manquent à leurs obligations parentales. S. H.