Mohamed-Chafik Mesbah qui vient de publier Problématique Algérie, fut tour à tour, universitaire, journaliste et officier supérieur de l'ANP. Il a bien accepté de répondre à quelques questions pour nous parler de son ouvrage… Liberté : Vous venez de publier Problématique Algérie alors que se prépare le scrutin présidentiel du mois d'avril prochain. C'est un choix de date délibéré ou une simple coïncidence ? Mohamed-Chafik Mesbah : Je ne vise aucun objectif politicien. J'assigne à ma production intellectuelle un but, essentiellement pédagogique. Il s'agit, sur la base de mon potentiel de connaissances ainsi que de mon expérience pratique, d'apporter un nouvel éclairage sur les origines de la crise nationale avec un diagnostic circonstancié de l'état des lieux. Mon itinéraire personnel me permet d'ouvrir des pistes de réflexion inédites en vue, notamment, d'une meilleure appréciation du rôle de l'institution militaire le long de l'évolution de cette crise. Bref, j'accomplis mon devoir d'intellectuel. Pour le reste, c'est par pure coïncidence que la publication de ce livre intervient la veille du scrutin présidentiel à venir… Dans l'esquisse biographique que comporte votre livre, vous affirmez que vos “chefs de l'heure” n'ont rien ménagé pour freiner votre élan professionnel. Sont-ils parvenus à leurs fins ? Honnêtement, je ne peux pas affirmer qu'au sein de l'ANP, j'ai été, systématiquement, en butte à l'hostilité de chefs militaires, incultes et hargneux. J'ai eu le bonheur de vivre des moments de grande plénitude avec des chefs militaires qui ont apprécié mes qualités et tenté même de me propulser vers le haut de la hiérarchie. D'autres chefs ont manifesté, à mon égard, une grande incompréhension. Il ne s'agissait pas, de leur part, d'une volonté de nuire personnelle. Eux-mêmes étaient prisonniers d'un mode de fonctionnement, celui du système en général et de l'institution en particulier, qui ne permettait pas de s'accommoder de la contestation, de l'innovation, encore moins de l'audace. À un moment donné, j'ai pris conscience que ma vision ne pouvait pas, à échéance raisonnable, prévaloir. Il m'a fallu tirer les conclusions. Vous manifestez un attachement affectif ostensible pour l'institution militaire. Vous n'en êtes pas moins très sévère vis-à-vis du commandement militaire de l'époque lequel, à vous en croire, aurait raté, en 1992, un rendez-vous déterminant avec l'histoire. Expliquez-vous… Je considère, en effet, que les chefs militaires qui ont pris la décision d'interrompre le processus électoral en 1992 ont péché par manque de perspicacité dans l'identification de la menace. Ils s'en sont tenus à la seule menace physique que représentait le FIS qui a dégénéré, effectivement, en groupuscules terroristes, mais en occultant l'état général des lieux avec l'obligation de transformation d'un système frappé d'obsolescence. Certes, rien ne préparait ces chefs militaires à assumer cette tâche complexe. Etaient-ils fondés, pour autant, à céder les leviers de commande à des relais – des canaux d'intermédiation – dont l'ancrage historique, social et politique était des plus contestables ? Si l'objectif de la hiérarchie militaire avait consisté à faire barrage à la violence nihiliste tout en proposant un projet national fondateur, sans doute aurait-il été préférable que le haut commandement, sans fausse pudeur, aboutisse, rapidement, à un accord de fond avec les forces vives réelles du pays ou, à défaut, temporairement, exerce, lui-même, le pouvoir. Comment pouvez-vous être aussi catégorique lorsque vous affirmez que le président Bouteflika, en rajeunissant l'encadrement de l'ANP, l'a éloigné de toute velléité d'interférence sur la scène politique ? L'observation et l'analyse des évolutions en cours au sein de la hiérarchie militaire me permettent, en effet, d'aboutir à cette conclusion. L'âge, le niveau d'instruction, le degré de formation ainsi que les motivations idéologiques au sein de la chaîne actuelle de commandement sont de nature à éloigner, pas de rapprocher, les nouveaux chefs militaires des démons de la politique. À moins d'un péril majeur, je ne les vois pas s'encombrer de préoccupations liées à l'actualité politique… Selon vous, pourquoi le Président de la République n'aurait pas procédé, avec les services de renseignement, de la même manière que pour les forces armées ? Je ne crois pas que le Chef de l'Etat ait renoncé à agir sur les services de renseignement. Il procède, plutôt, par étapes. Il a déjà, subtilement, coupé – avec le départ du précédent chef d'état-major de l'ANP – le lien ombilical qui reliait ces services au corps de bataille. J'imagine qu'il s'apprête à les rattacher, à terme, à la présidence de la République. En réalité, la question fondamentale se rapporte à l'objectif qui serait assigné à cette adaptation des services de renseignement. S'agit-il de renforcer leurs missions de contrôle sur la société ou d'insuffler leurs missions de protection de la société ? Dans vos écrits datés de 2004, vous affirmez que l'hypothèque de l'islamisme radical avait été levée et que dans votre épilogue daté de 2008, vous développez une conclusion contraire en affirmant que la seule alternative au pouvoir incarné par M. Bouteflika, ce sont les islamistes radicaux… C'est après coup que je me suis aperçu de cette contradiction. Elle illustre, parfaitement, le chemin à rebours parcouru. Ne m'enfermez pas, cependant, dans une logique stérile de critique systématique à tout phénomène se réclamant de l'islamisme. Je ne suis ni éradicateur stupide ni réconciliateur béat. L'hégémonie de l'islamisme radical sur la société réelle que vous évoquez m'intéresse, d'abord, en tant que révélateur d'une tendance lourde de l'évolution de la société. Les causes profondes qui ont été à l'origine de la crise qui perdure n'ont pas été traitées. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la persistance des dysfonctionnements de la société, phénomènes d'injustice et de mal-vie – pour ne pas dire leur progression exponentielle – font que l'islamisme radical s'est conforté jusqu'à constituer l'unique alternative au pouvoir, actuellement. M. Liamine Zeroual, qui a refusé de se présenter à l'élection d'avril 2009, a publié un texte qui a fait couler beaucoup d'encre. Comment expliquez-vous sa décision, vous qui avez eu à exercer sous son autorité à la présidence de la République ? Inutile de me répéter. J'ai consacré un entretien exhaustif à la question dans le quotidien où j'ai l'habitude de m'exprimer plus régulièrement. Sachez, simplement, que le président Liamine Zeroual est toujours guidé par une conception du devoir qui est d'essence militaire plutôt que politique. Il est présent lorsque la patrie en péril fait appel à lui de manière impérieuse. Les conditions d'un tel appel ne sont pas, actuellement, réunies. Sachez aussi que le Président Liamine Zeroual nourrit un dédain vérifié pour les attributs honorifiques et de prestige liés aux fonctions officielles. Cela le met à l'abri de la tentation. Sachez aussi qu'il est imbu d'une grande fierté qui lui interdit de concourir à une consultation dont l'issue est déjà scellée. Le cours actuel des choses confirme cette hypothèse. Malgré cela, je peux affirmer, sans peur d'être démenti, que la conscience du Président Liamine Zeroual doit être, présentement, une conscience troublée. Dans ce même ordre d'idées, faut-il comprendre de vos propos que votre jugement sur le bilan du président Liamine Zeroual est positif ? Disons que mon jugement, pour être plus précis, est tempéré, pas totalement négatif. Ayant eu le privilège de connaître, de l'intérieur, la période où le Président Zeroual était aux affaires, je suis tenu à l'impartialité. Le Président Zeroual, grâce à l'image morale presque parfaite dont le créditait l'opinion publique nationale, a restitué une part de légitimité certaine à un système qui en était, chroniquement, dépourvu. Le président Zeroual a pu, enfin, fixer les repères d'une démarche stratégique cohérente. Il s'était attaqué, dans des conditions dramatiques, à la nécessité impérieuse de rétablir la sécurité et de remettre à flots l'économie. Après quoi, il s'était attelé à favoriser la régulation du champ politique dans un sens plus conforme à la dialectique sociale. Un courant nationaliste puissant où le FLN rénové serait dominant. Un courant islamiste débarrassé de la caractéristique de violence mais structuré de manière plus authentique. Un pôle démocratique consolidé, où le FFS dédiabolisé aurait sa place. Un mémorandum lui avait été élaboré, en ce sens, par le cabinet présidentiel. Le président Zeroual s'apprêtait aussi à prononcer, devant le Parlement, les deux Chambres réunies, un discours qui aurait fait date. Pourquoi a-t-il transigé en écourtant son mandat ? Seul lui peut répondre. Vous avez écrit que “la dynamique politique est déterminée, en dernier ressort, par la dialectique de la société”. Cette dialectique sociale, pour l'heure, se manifeste, surtout, par le phénomène de l'exode dit des “harragas” ou les émeutes sporadiques. Il n'existe pas d'alternative à la violence … Dès lors que le champ politique tout comme l'espace médiatique est verrouillé, que les possibilités d'organisation offertes à la population sont presque nulles, la société se cherche, nécessairement, un exutoire pour exprimer ses attentes latentes. Si vous lui ôtez le cadre d'expression légal, quoi de plus naturel pour elle que de s'orienter vers la violence dans la rue ? Réhabilitez la politique, permettez à la volonté populaire de s'exprimer librement, la violence aura, aussitôt, tendance à diminuer. Il n'existe aucun secret. Sinon, vous semblez prédire une évolution de ces émeutes sporadiques vers un soulèvement populaire ? Les pouvoirs publics en notre pays se comportent comme des malades autistes. Ils pratiquent la politique de l'autruche en s'abstenant de voir la réalité du terrain social et en refusant, a fortiori, d'analyser, sereinement, l'origine des émeutes qui essaiment à travers le pays. Il existe, pourtant, un fil conducteur entre ces différentes émeutes. Examinez-les, par exemple, dans le contexte de défaillance de l'Etat que j'ai évoqué. Vous déduirez qu'elles sont annonciatrices, en effet, pas seulement d'un soulèvement populaire, mais d'un éclatement potentiel de l'intégrité territoriale. L'épilogue de votre livre est daté de novembre 2008. Depuis lors, des événements de conjoncture sont survenus. Cette évolution nécessite-t-elle une actualisation de vos conclusions ? Il suffit de s'en tenir à l'état des lieux. Sur le plan social, nous sommes en présence d'un antagonisme de plus en plus exacerbé, au sein de la population, entre une minorité aisée et une majorité démunie avec tendance à l'amenuisement des classes moyennes. Sur le plan économique, le pays dispose d'un potentiel imposant mais sous-exploité malgré des ressources financières importantes tirées de l'exportation des hydrocarbures. Sur le plan politique, nous sommes gouvernés par un régime fortement autoritariste avec propension à l'étouffement de tous les contrepoids, institutions, partis ou leaders politiques. Et si vous deviez vous livrer à un exercice de prospective… L'état des lieux que je viens de décrire, aggravé par des signes probants de défaillance de l'Etat, indiquent que l'Algérie s'oriente vers une crise majeure qui rend futiles les discussions byzantines sur le troisième mandat de M. Bouteflika. S. K.