Comment ne pas voir dans le mouvement des archs, par exemple, I'émergence d'acteurs autonomes, libérés à la fois de l'emprise du pouvoir et de la tutelle des partis ? Comment ne pas voir dans la révolte contre la hogra, les signes d'un désir de liberté en même temps qu'une affirmation de soi ? Plus de quatorze ans après les douloureux évènements d'octobre 88, qui ont totalement marqué le début de la crise algérienne et malgré l'avènement du multipartisme et de la presse indépendante, I'avenir semble toujours aussi incertain, d'autant qu'on assiste aujourd'hui au retour du parti unique sous une autre forme. Mais cette perspective, aboutissement d'une décennie de normalisation autoritaire, ne peut pas être considérée comme une solution durable à la crise et ne sera pas en mesure d'assurer la stabilité du pays. Pour preuve, le rejet massif des dernières échéances électorales et la quasi-permanence de la contestation et même des émeutes. On peut donc, à juste titre, conclure à l'échec de la transition démocratique. À I'évidence, cet échec est imputable au pouvoir qui n'a jamais voulu d'une démocratie véritable. La classe politique algérienne a également sa part de responsabilité dans l'impasse que connaît le pays. Uniquement préoccupée par I'accès au pouvoir, elle n'a pas su imaginer des projets crédibles, à même d'offrir une véritable alternative au régime en place. Prisonnière de conceptions dépassées, elle n'a pas été capable de fonder l'action politique sur cette vision en adéquation avec les attentes des Algériennes et des Algériens. Dès l'ouverture démocratique en 1989, la mouvance islamiste s'est mobilisée pour la conquête de l'Etat par tous les moyens. Sa fraction extrémiste n'a pas hésité à recourir au terrorisme le plus barbare pour tenter d'y parvenir. L'échec de cette tentative a fini par disqualifier l'ensemble de la mouvance dans sa prétention à se poser comme l'unique alternative au régime en place. On aurait pu croire que cette issue allait profiter automatiquement à la mouvance républicaine. Mais, incapable de s'unir autour d'un discours cohérent, du fait qu'elle s'est surtout constituée par opposition à l'islamisme, cette mouvance n'arrive toujours pas à convaincre et à mobiliser à grande échelle. Discrédités par la trop grande proximité avec le pouvoir ou avec les islamistes, les partis et les personnalités du pôle républicain ont même eu à subir l'hostilité des citoyens en colère. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que la majorité des Algériennes et des Algériens se soit désintéressée de la politique et des partis, et que ceux qui y croient encore aient jeté leur dévolu, faute de mieux, sur I'ex-parti unique. (Suite page 2)Est-ce à dire que l'Algérie est condamnée à subir un statu quo mortel, faute d'une alternative crédible ? Certainement pas ! D'abord parce que l'idée qu'il n'y a que deux projets possibles, la théocratie ou la République, bien que largement ancrée dans les esprits, est fausse. Il y a une troisième voie possible. Il ne s'agit pas de l'une des variantes du modèle républicain — conservatisme, libéralisme, socialisme, social-démocratie, communisme... — mais d'une voie qui s'écarte complètement de la conception holiste de la société. Une conception holiste signifie que la compréhension du particulier ou de l'individuel est subordonnée à celle de l'ensemble. D'un point de vue holiste, c'est la société qui est une donnée première, I'individu n'étant saisi que par le biais des rôles sociaux que la société le contraint à jouer. Ainsi, lorsque l'on parle de projet républicain ou de projet islamiste, I'on sous-entend projet de société. Dans I'un, on imagine une société idéale où les citoyens, conscients de leurs droits et de leurs devoirs et armés de principes universels, agissent rationnellement dans l'intérêt général, tout en défendant leurs intérêts particuliers. Dans l'autre, on imagine une société islamique idéale, constituée de croyants, agissant conformément aux prescriptions de la charia. Dans les deux cas, on suppose une adéquation parfaite entre le système — la société — et l'acteur — citoyen ou croyant —, I'éducation, au sein de la famille et de l'école, étant destinée à réaliser cette adéquation. Or, parmi les effets pervers de la mondialisation, se trouve justement l'impossibilité d'atteindre une telle adéquation. C'est même la manifestation la plus visible de la crise qui frappe une multitude de pays, dont l'Algérie. Ce qui est appelé couramment crise de l'Etat-nation se traduit toujours par une dissociation entre le système et l'acteur. Prenant en compte cette dissociation, et donc l'existence d'acteurs devenus autonomes, la troisième voie se veut un projet politique fondé sur l'acteur et non plus sur la société. Elle n'est donc pas un projet de société. Elle est avant tout basée sur la défense des libertés individuelles et des droits de la personne humaine, dans toutes leurs dimensions. Aux devoirs du citoyen, elle oppose les droits de l'homme. À l'Ethique du devoir, elle oppose l'éthique de la conviction. À la politique politicienne, dans laquelle la course au pouvoir n'a pas de prix, elle oppose la démocratie d'opinion, dans laquelle la politique est conditionnée par l'éthique. L'autonomie de l'individu se réalise par la double résistance à la dictature du marché, qui condamne l'homme à n'être qu'un consommateur passif, et à la dictature du communautarisme, qui, au nom d'une identité menacée, asservit l'homme et le rend totalement inféodé à un gourou. Ce n'est que lorsqu'il se libère que l'individu peut exprimer son désir d'être acteur de sa propre vie. Lui seul saura combiner, s'il est libre, son insertion dans le monde, par l'exercice de la Raison, et le sens qu'il veut donner à son existence, par l'affirmation de son identité personnelle. La reconnaissance de l'Autre et la communication interculturelle sont les conditions nécessaires à l'émergence de l'acteur collectif qui, seul, rend possible l'action politique. Dans cette optique, les institutions n'ont pas d'autre rôle que de garantir les libertés, tandis que la société civile se constitue en contre-pouvoir qui dénonce les abus, au nom d'exigences morales. On comprendra ainsi pourquoi il est impossible de choisir entre le projet républicain et le projet islamiste, comme le demandent certains avec insistance. Le premier, fondé sur le culte de la Raison et sur une citoyenneté plutôt illusoire dans un pays où les exclus, les chômeurs et les précaires se comptent par millions, relève plus de la nostalgie d'un ordre révolu que d'un projet d'avenir. Quant au second, fondé sur une identité islamique mythique, la réalité des faits s'est chargée de mettre à nu son côté liberticide et violent. On ne peut pas non plus imaginer un système hybride, car les deux projets s'excluent mutuellement. Seul I'individu libre est en mesure de combiner, à sa manière, la rationalité et l'identité. Mais il s'agit alors de l'identité personnelle et non plus d'une identité communautaire. Dans ce cadre, I'islam a parfaitement sa place, de même que l'identité linguistique, culturelle ou même ethnique. Seule une analyse fondée sur I'acteur, et non plus sur la société, permet de comprendre les soubresauts qui agitent la scène politique algérienne. Comment ne pas voir dans le mouvement des archs, par exemple, I'émergence d'acteurs autonomes, libérés à la fois de l'emprise du pouvoir et de la tutelle des partis ? Comment ne pas voir dans la révolte contre la hogra, les signes d'un désir de liberté en même temps qu'une affirmation de soi ? C'est parce que la classe politique est restée prisonnière de conceptions obsolètes qu'elle ne peut imaginer des acteurs autonomes et ne voit que manipulations et luttes de clans. La troisième voie est à la fois un projet politique, économique, social et culturel. Face à l'impasse tragique dans laquelle se débat le pays, elle s'impose donc comme alternative de sortie de crise. A. A-R. (*) Ancien ministre