“Nous sommes de la Jamaâ Salafia. Nous ne vous voulons pas de mal…” Ainsi commence le cauchemar de ce rescapé tombé pile-poil sur cette horde du GSPC. Le manège dure une éternité et deux heures, à deux kilomètres d'un barrage officiel. La route est sinueuse et déserte. Montagne. Rivière. Soleil. Un soleil de plomb et une nature luxuriante. Et les sempiternels commentaires qui fusent : “Nous avons un beau pays, mais…” Mais… truffé de faux barrages… Nous venons de franchir le dernier barrage qui nous sépare de Boghni. Un barrage impressionnant. Ici bifurquent les routes de Boghni, Draâ El-Mizan et Draâ Ben-Khedda. DBK — comme on l'appelle ici — est à 5 kilomètres derrière ; Boghni, 21 kilomètres devant. Et on est à 110 bornes d'Alger. À peine ayant fait 2 km que l'on tombe nez à nez sur un vestige encore fumant du faux barrage qui a ébranlé toute la région, hier soir, jetant Boghni dans la stupeur. Il s'agit d'une 406 blanche, réduite en cendres. La voiture est à demi enfoncée dans un buisson, sur le bas-côté. Elle venait de Tizi Ouzou, selon toute vraisemblance, quand elle a été interceptée par le commando terroriste. À bord de la 406, un député FLN : feu Radja Rabah. 500 mètres plus loin, une Clio blanche est ravagée par les flammes, gisant sur le côté droit, cette fois, de la route. Elle appartenait au propriétaire de l'hôtel Thiniri, un important établissement de la région, incendié par les terroristes en 2001, et qui renaît courageusement de ses cendres. Nous avançons avec une extrême prudence. Le drame de vendredi soir est encore tout frais dans la mémoire tourmentée des automobilistes. Une Clio “nouvelle caisse” nous devance. Derrière nous, une file de voitures se constitue. Et c'est ainsi que l'on forme tout naturellement un cortège. À hauteur de l'endroit encore fumant du faux barrage, l'émotion est à son comble. Les gens s'arrêtent, jettent un coup d'œil. On a des frissons sur tout le corps. On vole quelques plans en lorgnant les hauteurs d'où les fous de Dieu doivent nous guetter. “Mais pourquoi ne rapproche-t-on pas cette satanée ville et qu'on en finisse !”, peste Sofiane, notre accompagnateur, en s'agrippant de tous ses nerfs givrés au volant. De fait, le trajet semble interminable, et, à chaque virage, nous imaginons quelque bête immonde fondant sur nous. 13h05. Enfin, nous y voilà. Welcome to Boghni. C'est pratiquement en cortège que nous entrons dans le village, après avoir traversé ce couloir (boisé) de la mort. Un vrai coupe-gorge que cette route. Psychose et black-out À Boghni, nous essayons par tous les moyens de glaner quelque information utile, de recueillir quelque témoignage. Peine perdue. Les gens se méfient de nous comme de la peste, et on les comprend. Virée au commissariat de police. En vain. Black-out total. “Voyez avec la cellule de communication de la wilaya de Tizi Ouzou”, nous conseille laconiquement un brigadier. Idem à l'hôpital de la ville où l'on se refuse à tout commentaire, et nous ne saurons même pas si les corps des victimes y avaient été ramenés ou pas. Un taxi attire notre attention. Il fait précisément la ligne Boghni-Tizi (Tizi Ouzou, doit-on le souligner, est à 35 km). Le chauffeur de taxi est d'abord sur ses gardes. “Je ne sais absolument rien sur ce qui s'est passé hier”, fait-il. Petit à petit, l'homme se lâche : “Oui, c'est une route dangereuse. Il y a plusieurs dégâts sur ce tronçon. Mais que voulez-vous ? C'est le métier. Moi, quand je monte dans ma voiture, je ne me pose pas de question. Je compte sur Dieu et je fonce.” Un jeune témoigne : “Hier soir, des vacanciers à bord de deux bus, qui avaient passé la journée à la plage, étaient revenus blêmes. Ils avaient été retenus jusque tard dans la nuit. Ils sont rentrés sains et saufs, mais ils ont frôlé le pire. Moi, maintenant, je ne me risquerai plus jamais à rester tard. Je n'irai plus à la plage !” De fait, la peur est là. La terreur est à fleur de peau. Nous sommes à l'hôtel Thiniri. Aucun des employés de l'hôtel ne veut revenir sur la tragédie qui a failli coûter la vie à leur patron. Nous sommes partout accueillis avec une méfiance courroucée. Un miraculé raconte Nous rencontrons incidemment un parfait rescapé du drame. C'est le premier automobiliste à être tombé dans les mailles des hommes de Hassan Hattab. Après avoir minutieusement vérifié nos papiers et passé au crible notre ordre de mission, il se décide enfin à parler. Sous le sceau de l'anonymat bien sûr. L'homme est encore sous le choc et arbore une mine fatiguée, symptôme d'une nuit blanche passée à ressasser le terrible événement. “C'est la première fois que je tombe dans un faux barrage”, confie-t-il, d'entrée. “Il devait être 17h30, 18h. Je roulais en 4e, quand, soudain, j'ai vu une horde d'hommes en uniforme, armés jusqu'aux dents, surgir des bosquets bordant la route et m'intimant de m'arrêter. J'ai freiné sec. Les premiers hommes étaient habillés en treillis militaires et en tenue de police communale. Ils avaient tout l'air d'être des gens réglo. Mais, après, d'autres les ont rejoints, et ceux-là étaient habillés en tenues afghanes et avaient de longues barbes. À ce moment-là, il ne faisait plus de doute dans mon esprit que c'était un faux barrage. En tout, ils devaient être plus d'une vingtaine d'individus, au bas mot”, raconte notre interlocuteur. Et de poursuivre : “Ils m'ont sommé de placer ma voiture au travers de la route. Ils ont fait de même avec une autre voiture et ils ont sorti des panneaux de signalisation avec la mention “Dark watani”. Ils avaient tous les accessoires nécessaires. Et c'est ainsi qu'ils ont provoqué une longue file dans les deux sens. Il devait y avoir 150 véhicules ainsi pris au piège.” Et commence la descente aux enfers. “Ils se sont d'emblée présentés comme étant des combattants de la Jamaâ Salafia (GSPC, ndlr), puis, ils m'ont rassuré en me disant : “N'ayez pas peur. Nous ne vous ferons pas de mal.” Après m'avoir sermonné et posé les questions d'usage : qu'est-ce que tu fais ? Est-ce que tu fais la prière ou pas ?..., ils m'ont dispensé un long prêche sur leurs intentions et sur la cause pour laquelle ils militent. Puis, ils en sont venus au vif du sujet : l'argent. Je leur ai tendu un billet de 200 DA. Ils voulaient plus. Ils m'ont pris 1 200 balles”, raconte encore notre rescapé. Se sont-ils montrés violents ? “Avec moi, non, mais j'ai vu qu'il y avait, dans un taxi derrière moi, un jeune appelé qui venait de terminer son Service militaire et rentrait tranquillement chez lui fêter “la quille”. Affolé, il a essayé de cacher ses papiers sous la banquette. Trop tard. Ils l'avaient intercepté. Ils l'ont emmené dans un coin isolé et l'ont égorgé de sang-froid. D'un autre côté, j'ai entendu quelques coups de feu et je ne sais pas qui ils avaient tué. Je sais qu'ils avaient exécuté au moins deux personnes”, affirme notre témoin. Ce qui a ajouté à la stupéfaction des automobilistes, ce qui les a indignés, c'est que l'opération a été menée pratiquement sous le nez des militaires : “Le plus grave dans l'histoire, c'est que cela s'est passé en plein jour. Nous avons été retenus pendant deux heures et demie, et pendant deux heures et demie, il n'y avait qu'eux, et, tout autour, l'Etat était souverainement absent.” M. B.