Tout dépend de quel point de vue l'on peut bien appréhender la consommation algérienne, pendant le mois de Ramadhan, le terme étant ici limité aux produits alimentaires. Si l'on se positionne sur ce seul côté de la consommation alimentaire, alors l'on ne prendrait en considération qu'une insuffisante dimension économiste, valable dans bien des endroits dans le monde, mais certainement peu pertinente pour le cas algérien. À ce train-là, on évacue ainsi toute dimension historique qui pèse de tout son poids, une dimension que deux sociologues, Pierre Bourdieu et Mustapha Lacheraf, ont soulignée avec une vue pénétrante : en clair, le rapport des Algériens avec la bouchée de pain ou la cuiller de couscous est un rapport avec la “nourriture”, avec la “subsistance”. Rien à voir avec le terme “produits alimentaires”, qui ne devait avoir de place que dans une facture commerciale ou une feuille d'impôt, sans plus. L'histoire aide à comprendre bien des choses, en particulier les comportements. Ce n'est pas de la vieille histoire, loin de là, parce que l'inconscient collectif de la population algérienne, rurale en particulier, est resté traumatisé par les famines et disettes, vécues à partir des années 30 du siècle dernier, notamment au cours de la Deuxième Guerre mondiale, que la population algérienne a vécue beaucoup plus durement que la population européenne, avec un lot supplémentaire d'épidémies, de misère sanitaire, d'exode rural permanent, de brimades et de privations inhumaines de toutes sortes. D'où un très fort sentiment de précarité et de sacralisation de la nourriture, resté tenace au fil des années, même après le départ des colons. L'inconscient collectif algérien a été considérablement imprégné par ce sentiment de précarité, que la politique de développement, mise en œuvre après l'indépendance, a malheureusement prolongé avec son lot de pénuries cycliques et successives. Famines, disettes ou pénuries sont, certes, des phénomènes de natures différentes, mais aboutissent au même résultat, l'indisponibilité ou la rareté de la nourriture. Elles laissent des traces profondes dans les mémoires ainsi que chez les générations, d'autant qu'elles trouvent un autre allié redoutable, pour se graver dans les mémoires, la hausse des prix. Aujourd'hui encore, nombreuses sont encore les familles disposant de un à deux revenus moyens, ou en dessous de la moyenne statistique, à ne manger de la viande que lors de l'abattage d'un agneau le jour de l'Aïd et conservent une partie de la viande pour la consommer avec parcimonie, une fois par mois pendant le reste de l'année. Ainsi, la consommation, ou la surconsommation, pendant le mois de Ramadhan s'explique-t-elle par ce rapport spécial des Algériens avec la nourriture qui est en fait, un rapport avec la faim. Au surplus, l'abstinence imposée pour les prescriptions du mois de Ramadhan est acceptée comme une contrainte qui se joint à ce poids de l'histoire, mais contrebalancée par une consommation irraisonnée, le soir venu. Et pour couronner ce poids de l'histoire, l'incroyable inconscience de la gouvernance économique, qui n'a jamais pu s'imprégner du principe stratégique que les politiques de développement n'ont aucune chance d'aboutir sans l'organisation d'un prix bas et d'une facile accessibilité des produits alimentaires.