Ramadhan 2009 tire à sa fin. Plusieurs enseignements sont tirés. Ici, à Bordj Bou-Arréridj, il y un constat qui mérite d'être souligné : la mendicité s'est professionnalisée et d'une façon irréversible. Il y a quelques années, le nombre de mendiants à Bordj Bou-Arréridj était insignifiant. On voyait quelques personnes âgées autour de certaines mosquées qui se faisaient très discrets pour ne pas importuner les fidèles et les passants. Ils se cachaient pour faire l'aumône. La bonne recette de la manche quotidienne fait d'un bon nombre de citoyens des mendiants professionnels. Et ça marche ! En effet, faire la manche ne gêne plus puisqu'à la fin de la journée, la recette est plutôt intéressante. Elle peut atteindre de 3 000 à 6 000 DA. C'est ce que nous révèle un commerçant du centre-ville qui reçoit “des clients”, en procédant chaque fois à l'échange des pièces ramassées contre des billets de banque. “Il m'arrive d'échanger à une seule personne près de 3 000 à 6 000 DA par jour”, dit-il. Les mendiants s'organisent en réseaux. “Les dirigeants de ces réseaux leur désignent une zone de travail et leur assurent la protection contre l'avidité des autres”, confie un jeune mendiant qui s'est retiré du circuit il y a une année. Il révèle que ces demandeurs d'aumône, d'apparence inoffensive, sont dotés d'armes blanches pour la plupart, pour défendre leur territoire. Autre tache noire au tableau : les mendiants en bas âge et les jeunes femmes. Si, en général, la condition féminine s'améliore d'année en année, les femmes veuves ou divorcées, les mères sans mari sont souvent mises au banc de la société. Encore une fois, les aides de l'Etat sont nulles pour ces personnes particulièrement nécessiteuses. Ces femmes sont réduites à la mendicité si leur âge et leur condition physique ne les poussent pas à la prostitution. Il est quasiment impossible à une mère de famille célibataire de s'en sortir seule et avoir un enfant hors mariage conduit parfois les familles à expédier la coupable loin du village, de la ville et donc souvent à la rue. La mendicité reste donc l'un des seuls recours et les villes sont pleines de ces femmes mendiantes souvent condamnées à vie à ce statut. Dans l'enquê menée à travers la ville, on nous a signalé, en face du siège de l'APC, un homme, la cinquantaine, c'est le chef. Entouré de deux acolytes, une femme la trentaine et un homme la vingtaine, sous les regards de tous, il rassemble ses troupes. Des mères d'enfants d'origine modeste, munies de leur progéniture à louer et que l'homme placera dans une équipe de mendiants professionnels et expérimentés. Il en y a même celles qui achètent des poupées bébés. “Elles coûtent très chers ce genre de poupées”, dit un vendeur de jouets. “Elles sont presque vraies. Il ne leur manque que l'âme”, a-t-il ajouté. Rien ne semble inquiéter l'homme. “Je suis bien entouré. Et en plus, j'ai acheté le marché avant d'y arriver”, avoue-t-il. “J'ai la meilleure équipe de la région”, ajoute-t-il. Une bonne dizaine de femmes, trois hommes âgés, deux handicapés et une douzaine d'enfants, à se partager entre les adultes de la bande. Tout un arsenal pour faire fortune. Et pas n'importe comment ! La belle voiture du patron, sa montre en or et sa tenue vestimentaire le classent dans les rangs des fortunés. Et ça s'arrête là. “Ma vie privée m'appartient et ça ne vous regarde pas”, rétorque-t-il. Le casting des enfants ne dure que peu de temps. “Un enfant est loué de 200 à 500 DA la journée. Les mères, payées à l'avance, récupèrent leur progéniture le soir à 19 ou à 22 heures”, explique un mendiant professionnel. Ces tarifs sont majorés, évidemment, le soir, les jours fériés et à l'occasion des fêtes religieuses où la commande des bébés atteint le pic, comme nous l'affirme le vieil homme. “Durant le mois de Ramadhan, n'en parlons pas ! Un enfant peut être loué à plus de 1 000 DA la journée”, avoue un autre. Après avoir tout mis en ordre, l'homme quitte momentanément les lieux et laisse ses lieutenants surveiller de loin le travail de ses “ouvriers”. Il est à peine 9 heures, les premières voitures de fonctionnaires, de commerçants et de livreurs commencent à sillonner les artères de la ville. Branle-bas de combat chez les mendiants. Arrêtée devant un feu rouge, la voiture est prise d'assaut. Un aveugle la heurte de sa canne au bois lissé au fil des ans par ses mains rugueuses et dirige vers elle ses orbites creuses et ses paupières affaissées tendant une main crochue. Au deuxième arrêt, c'est une vieille dame qui implore le regard pétillant d'espoir, le sourire édenté et la peau toute fripée achevant d'en faire une universelle grand-mère qu'il est d'autant plus dur à ignorer. À quelques mètres de l'arrêt du souk et juste à côté de la mosquée, une jeune fille laisse déjà monter sa complainte, un bout de verset coranique chanté d'une voix chevrotante. Entre le bureau de poste et la banque, une femme portant au dos et dans les bras des jumeaux crie du fond de sa gorge un “li Allah !” tandis que mille mouches bourdonnent autour de la tête des bambins qu'un soleil implacable achève de rendre malade. Les scènes durent toute la journée. Juste avant le f'tour, ils disparaissent un moment, “le temps de faire les comptes”, dit l'un des leurs. Certains ne quittent pas les lieux de peur de perdre leur place et y terminent la soirée. D'autres se permutent pour ne pas s'ennuyer et chercher d'autres “victimes”. Ce Ramadhan, la moisson était bonne avec un gain quotidien moyen de 3 000 DA par mendiant, soit près de 30% du SNMG. “Il est temps d'agir, sinon nous deviendrons tous des mendiants professionnels à Bordj Bou-Arréridj, ne serait-ce qu'à mi-temps ou occasionnellement”, avertit un jeune médecin.