Une semaine après le passage du Président à Constantine, notre reporter s'est rendu dans un quartier que le protocole de la présidence a soigneusement évité. Normal. La misère y côtoie la plus outrageuse opulence. “C'est avec des jerricans d'eau dans chaque main que nous allions l'accueillir et l'applaudir”, rit Benratem Ali. Mais ce visiteur tant attendu n'est jamais venu. Au tambourinement exaspérant des bidons vides, il a préféré les cliquetis plus agréables des karkabous. Sourd aux cris d'une population locale assoiffée, il s'est abreuvé de louanges servies à satiété par des zélateurs de location. C'était lundi dernier, à Constantine. Entre le centre-ville et l'une de ses périphéries, l'accueil réservé au président de la République est autrement perçu. Plantés à la hâte, deux décors se juxtaposent. Au cœur de l'Antique Cirta, l'administration a ressuscité, à coups de pinceaux, le souvenir du faste et de la grandeur disparus. Dans la plus proche banlieue, à Oued El-Had, des habitants à l'existence défraîchie sont décidés à sortir de leur ghetto pour hurler leur soif. Une soif qui menace de les anéantir. Constantine a chaud, terriblement chaud. Au centre-ville, les troupes folkloriques marquent la cadence d'une visite présidentielle aux relents électoralistes. À Oued El-Had, le folklore s'improvise autour d'une multitude de jerricans bigarrés dont les laissés-pour-compte entendent se servir comme d'un étendard pour marquer leur appartenance à une autre Algérie, celle que le Président a refusé de voir. “Nous avons décidé de nous amasser sur le trottoir et d'exprimer ainsi avec nos bidons notre mécontentement”, confie Benratem Ali. Président de l'association du quartier, ce technicien en électronique n'a pas trouvé mieux que ce stratagème pour tenter de forcer le destin et de pousser le premier responsable du pays à se pencher sur le cas de Oued El-Had, un petit bout de l'Algérie aride. En vain. Plus sensible aux hourras, le chef de l'Etat a volontiers renoncé à cette escale si préjudiciable. Pourtant, c'est par Oued El-Had et nul autre passage — puisqu'il n'en existe pas d'autres — qu'il allait rallier Djebel El-Ouahch, où se trouve le tout nouveau Diar Errahma. L'inauguration de cet édifice devait être le clou de son séjour à Constantine et un argument de plus pour convaincre les Constantinois de lui donner leurs voix. Le feront-ils ? Vendredi dernier, quatre jours après sa visite, les habitants de Oued El-Had lui retirent définitivement leur caution. Criant à l'abandon, ils sortent dans la rue, érigent des barricades et brûlent des pneus. “Si le Président nous a ignorés, qui nous entendra ?”, se plaint Benratem Ali. Dans son magasin sombre, situé dans l'une des venelles du quartier, le technicien évoque pêle-mêle l'absence de l'eau, du service de voirie, de l'éclairage public, du revêtement de la chaussée, pour justifier la furie des dizaines de jeunes, décidés à en découdre avec les autorités. “La plupart sont nés et ont grandi dans la poussière et le dénuement alors qu'en face, à moins de 100 mètres, ils regardent des villas s'élever, des nababs s'y installer et de l'eau couler à flots dans leurs robinets”, dénonce le président du comité de quartier. Passé de terreur, présent de cauchemar Lundi, 21 juillet. Le chemin vers Oued El-Had est tortueux et difficile. Embouteillés, les ponts suspendus croulent sous la charge des véhicules. À quatre kilomètres seulement du centre-ville, Oued El-Had semble lointain. À des années lumière de la civilisation, le quartier, pourtant situé en zone urbaine, est hors du temps. Il offre l'image d'un douar reclus quelque part dans la montagne. À une époque, lorsque les terroristes disséminés dans Djebel El-Ouahch quittaient leur retraite pour s'y approvisionner et semer, à l'occasion, la terreur parmi les habitants, même la police évitait de s'y rendre. La région était, dit-on, libérée, arrachée, en fait, à toute velléité d'émancipation. Plus tard, quand l'Etat a réussi à rétablir son autorité, il a marqué son grand redéploiement par la mise en place d'une antenne municipale dépendant de l'APC de Sidi-Mabrouk. Mais rien de plus. Oued El-Had continuait à s'appauvrir alors qu'en face, un monde nouveau se créait. “Regardez cette station de lavage. Elle a de l'eau tous les jours alors que nous n'en avons qu'une fois par mois”, éructe Samir, en désignant du doigt l'objet du délit. Situé au rez-de-chaussé d'une villa mirobolante, le local en question s'incruste dans un décor de rêve. Sur une allée de plusieurs centaines de mètres, des habitations cossues et vertigineuses rivalisent de beauté. “Celle-ci appartient à Sahraoui, l'ex-wali de Skikda”, soutient-il. L'envie trahit le regard désenchanté du jeune homme. De la belle villa couleur pistache aux voitures scintillantes stationnées devant la station de lavage, ses yeux vaguent sans cesse. Vendredi dernier, il faisait partie du groupe d'émeutiers qui a, pendant plus de deux heures, coupé Oued El-Had du reste de Constantine. “Il n'y a pas que l'eau. Nous vivons ici comme des rats, à trois ou quatre familles dans 56 m2 sans que les autorités s'en soucient. De toute façon, qui nous verra ? Les officiels ne viennent jamais par ici”, s'indigne Samir. Lui a la chance de travailler “fi chifoun”. Petit trabendiste, il fait régulièrement la navette entre Constantine et Tébessa. Mais les recettes sont maigres. Face aux gros bonnets d'en face, il fait pâle figure. De l'autre côté de la rue, dans cette cité au nom très suggestif d'El-Hayat, Oued El-Had fait office de vaste nécropole. Conçue en cité d'urgence avant l'Indépendance, elle s'est transformée depuis en vaste nécropole. Au fil des années, elle a enterré tous les espoirs de ses occupants. “Contrairement à nos voisins d'en face, nous sommes de pauvres gens. Nous n'avons ni appui ni argent. Comment voulez-vous que les pouvoirs publics accèdent à nos doléances ?”, explique Hocine, un père de famille au chômage. Pour être écoutés, les habitants de Oued El-Had ont dû brûler des pneus vendredi dernier. Le lendemain, les services des eaux ont dépêché sur les lieux deux citernes de 1 000 litres chacune. Lundi, miracle. L'eau a coulé dans les robinets. Mais pour combien de temps ? “Le directeur de l'unité de l'Algérienne des eaux (ADE) que j'ai vu ce matin m'a averti. Il m'a dit qu'il a fallu priver un quartier voisin, Daksi, pour pouvoir alimenter le nôtre”, précise, outré, le président du comité de quartier. À la wilaya, un responsable lui a appris que 160 millions seront consentis à la rénovation du réseau d'alimentation. “ça nous servira à quoi s'il n'y a de l'eau qu'une fois tous les déluges ?”, constate-t-il désarmé. “Chez nous, la typhoïde n'est pas une exception” Contestant ensuite le montant de l'enveloppe débloquée, notre interlocuteur la trouve dérisoire. “Tout est à refaire. Il existe 42 cross-connexions — infiltration des eaux usées dans les canalisations d'eau potable — à divers endroits. Quand elle est disponible, l'eau que nous buvons est impropre à la consommation. Chez nous, la typhoïde n'est pas une exception”, se plaint-il. À Oued El-Had, l'apparition éventuelle du choléra ou encore de la peste ne doit surprendre personne. À la place des espaces verts indiqués sur le Plan d'occupation du sol (POS) fleurissent, çà et là, des décharges sauvages. À Oued El-Had, la collecte des ordures est un luxe. Pourtant, de l'autre côté de la rue, à la cité El-Hayat précisément, c'est quotidiennement et consciencieusement que les services communaux accomplissent cette tâche. À Oued El-Had, les ouvriers de la voirie n'ont fait qu'une seule fois leur apparition. C'était à la veille de la visite du chef de l'Etat. Arrivés à bord de camions Bulls, ils ont tapissé le trottoir de gravier. Depuis, les cailloux recouverts de poussière, servent aux jeux des enfants. “Les jeunes d'ici sont montrés du doigt. Ils sont traités de voyous, de voleurs et de terroristes. Comment voulez-vous qu'il en soit autrement ? 90% sont au chômage. Il n'y a ni stade ni salle de jeu. Les quelques vendeurs à la sauvette voient leurs marchandises régulièrement saisies par la police. Il y a de quoi devenir assassin”, fulmine Hocine, un jeune vendeur de fruits et légumes. En attendant les clients, lui aussi passe son temps à rêver de la vie qu'il aurait pu avoir de l'autre côté de la rue. Résigné à son triste sort, il se console quelques fois en se rappelant le destin autrement plus affligeant de ses voisins d'en bas, cette peuplade misérable disséminée à l'embouchure de l'oued, dans un endroit emblématique qui s'appelle La Rivière des chiens. Déjà assez humiliés, ses occupants ont préféré lui donner un autre nom, celui du premier locataire des lieux. Dans les années 1970, un certain Djaballah y a construit le premier gourbi. 500 âmes hantent à présent ce bidonville érigé dans le lit de l'oued. À la place de l'eau claire d'antan, le lit recueille les égouts de la cité El-Hayat et Oued El-Had. Sur ses rives, les décharges font office de végétation bigarrée. “Nous cohabitons avec les rats et les serpents. Nous avons de la gale, de l'asthme. En hiver, nos maisons sont inondées par les eaux usées”, se plaint amèrement Haddana, une mère de famille. Un jour, en compagnie d'une quinzaine de femmes du bidonville, elle est allée voir le wali pour réclamer des logements. Surpris, le wali ignorait tout de l'existence du bidonville. “ça se trouve où ?”, a-t-il demandé aux visiteuses. Comme lui, le chef de l'Etat ne sait sans doute pas que La Rivière des chiens existe. Pourtant, ses habitants sont de précieux électeurs. Même si les autorités ne les pourvoient pas en eau, en gaz et en électricité, elles leur ont, néanmoins, délivré des cartes d'électeur. En ces temps de campagne, c'est vrai que c'est le plus important. S. L.