En descendant du taxi — une vieille 504 familiale —, Nassima, habillée à l'occidentale, et sa copine Ikram, vêtue d'un pantalon ample, la tête enfouie dans un khimar (écharpe), ont vite blêmi. Les yeux hagards et les mains sur leur bouche, elles scrutent, stupéfaites, la façade noircie de fumée de l'hôtel où elles ont l'habitude de “travailler”. Un policier, qui visiblement les connaît bien, s'approche d'elles et leur lance : “C'est fini, l'hôtel a été incendié par les citoyens d'El-Maghaïer, rebroussez chemin, sinon ils vont vous agresser !” De loin, les jeunes de cette localité située à 175 km au nord-est d'El-Oued, attablés dans un café de fortune, suivent la scène. Plusieurs d'entre eux ont participé, dans la nuit de mardi dernier, à l'assaut contre “l'hôtel-restaurant Oued Righ”. L'hôtel de la “honte”. Soixante de leurs amis croupissent encore dans la maison d'arrêt de cette daïra, en attendant qu'ils soient jugés. À El-Oued, on ne parle que de cela. De vagues informations circulent sur les péripéties de ces “émeutes du vin et des femmes”. L'hôtel ne peut échapper aux regards des automobilistes qui fréquentent la RN3. Il est situé juste au-dessus d'un arrêt d'autobus. Pas loin d'un pâté de maisons d'habitation. Chaque soir, les familles dorment à l'écoute des décibels qui s'échappent des murs décrépis de cet établissement. Dehors, personnes n'ose pointer le nez. “Ils boivent en plein public et se permettent même de jouer avec leurs femmes de…”, s'emporte Malek qui ne regrette rien de ce à quoi il a participé : l'incendie de l'hôtel. “Il mérite, nous l'avons averti plusieurs fois, mais il nous a ignorés”, fulmine-t-il contre le patron, originaire de Biskra. Ici, tout le monde en veut au responsable de l'établissement d'avoir changé les habitudes des jeunes d'El-Maghaïer et de les avoir “initiés à la débauche”. “Quand il ne servait que du vin, nous avions fermé les yeux, mais qu'il nous ramène des filles de jouissance de l'Ouest pour transformer notre village en bordel, ça est inacceptable !” “Il a été trop loin et nous ne pouvions réagir autrement”, renchérit le jeune propriétaire du café. Ainsi vint l'émeute de mardi 21 juillet. Il était 18h passées, quand un groupe de jeunes, munis de bidons d'essence, qui venait de mettre le feu à un dépôt de vin appartenant à un privé originaire de Oued Souf, prend d'assaut l'hôtel-restaurant Oued Righ. Au fil de sa progression, la foule grossissait à mesure qu'elle s'approchait de sa “cible”. À l'intérieur de l'établissement, la “fête” a déjà commencé. Le vin coule à flots. Les jeunes filles d'un jour se déhanchent sous les airs endiablées de Zahouania et autres chebs du raï. Soudain, les chants se transforment en cris, et les flammes prennent la place des jeux de lumière. La fête est gâchée. Et l'hôtel prend feu, alors que ses occupants ne l'ont pas encore quitté. Les émeutiers qui écumaient de rage voulaient en finir avec cet “honte”, quitte à carboniser les prostituées par qui le scandale est arrivé. En une fraction de seconde, la bâtisse louée à l'APC d'El-Maghaïer n'est qu'une boule de feu. De tous les côtés, les flammes rouges pourpres avalent mobilier, bois et literie. L'arroseur arrosé ! Les insurgés, déchaînés, assiègent littéralement le local et s'en vont à chaque fois arroser ses murs de carburant. Dans cette contrée désertique, le spectacle ressemble de loin à ces torches du gaz et du pétrole qu'on a l'habitude de voir dans les champs pétrolifères et gaziers de Hassi Messaoud et Hassi R'mel. On court dans tous les sens et on crie à-tue-tête. Les jeunes d'El-Maghaïer venaient de déverser leur colère sur l'hôtel maudit. Quelques téméraires, raconte-t-on, auraient bravé les flammes pour se hasarder à l'intérieur afin d'incendier une voiture de type Mégane appartenant à un client. Leur rage n'a d'égale que cette envie de transformer ce “haut lieu de débauche” en poussière. En cendres. Même avec ses occupants. Les forces de l'ordre n'ont pas tardé à arriver, et à toute allure. Les jeunes n'en démordent pas pour autant. Le corps à corps pouvait alors commencer. Les bombes lacrymogènes, dont on n'a jamais suspecté le sifflement en ces contrées paisibles du Sud, jaillissent comme des fusées. L'air devient étouffant. Irrespirable. Les jeunes résistent et ripostent par des jets de pierres. Les six jeunes filles qui se trouvaient à l'intérieur de l'établissement n'ont dû leur salut qu'aux policiers qui ont pu les sauver des mains des émeutiers. Six autres, ayant visiblement flairé un sale coup, ont fui dans la matinée vers Oued Souf. Les agents de l'établissement, eux, n'ont pas été touchés. “Ils sont de chez nous et ils ne font que gagner leur croûte”, affirme un autre jeune. Les scènes, nous dit-on, ressemblent à celles qu'on a l'habitude de voir en Kabylie et partout ailleurs où les citoyens ont pété les plombs contre l'ordre établi. Ici, à El-Maghaïer, la population s'est soulevée contre ce changement auquel on la force. Elle ne veut point donner l'impression qu'elle vit, alors que son quotidien reste synonyme de mal-vivre. Les jeunes de cette daïra, qui se sont accoutumés aux soirées “hard” que leur offrait l'hôtel Oued Righ, le font pour oublier. Oublier les aléas du chômage et de la déshérence. C'est le seul “hobby” que les pouvoirs publics ont bien voulu leur offrir dans le cadre… du plan de relance économique. Le flic a dégainé… Les policiers, appuyés par les gendarmes qui ont tôt fait d'investir les lieux, ont essuyé une furieuse résistance. Ayant soldé leurs comptes avec le “Oued Righ” et son patron, les émeutiers, auxquels se sont joints des pères de famille, sont allés poursuivre leur descente punitive dans d'autres dépôts de boissons. Juste à quelques mètres de là, ils mirent le feu à un dépôt de boissons alcoolisées appartenant au propriétaire de l'hôtel et saccagèrent tout ce qui s'y trouvait. Cette ruée vers le vin, d'un genre à part, se poursuit par l'incendie d'un deuxième dépôt, puis d'un troisième. Les bouteilles et les canettes de bière de toutes les marques jonchent les devantures de ces locaux éventrés et carbonisés. Les forces de l'ordre qui avaient bien du mal à maîtriser la situation passent aux rafles. Pas moins de 60 émeutiers ont été embarqués. Dépassé par l'ampleur des évènements, un policier indélicat a dégainé son pistolet et planté une balle réelle dans la jambe d'un jeune de 17 ans. “Nous l'avons vu, ils l'ont emmené à l'hôpital de Touggourt et la balle est toujours dans sa chair”, témoignent nos interlocuteurs attablés au café, face aux regards des policiers qui ont improvisé un barrage juste devant ce qui reste de l'hôtel, tandis que les éléments de la garde communale surveillent la structure pour éviter qu'elle soit “achevée” par les révoltés. L'un des policiers nous a gentiment demandé de nous adresser à la population pour connaître les circonstances des évènements. “Discutez avec les jeunes, ils vont tout vous raconter. Pour nous, c'est interdit !”, dit aimablement notre agent, comme pour suggérer que la vérité est connue de tous. Le wali d'El-Oued est venu à 3 heures, révèlent les citoyens, et est reparti sans les rencontrer. Le siège de l'APC gérée par le PRA est fermé. Le lendemain, une foule impressionnante de jeunes s'amasse devant le tribunal d'El-Maghaïer pour réclamer la libération des 60 personnes arrêtées. Ne voyant rien venir, la masse se dirige droit vers le siège de la daïra et met le feu à un groupe électrogène, au poste de police et à la maison du chef de daïra comme pour noyer son chagrin. Les émeutes gagnent ainsi toute la ville et les renforts de CNS affluent de Laghouat. Toutes les ruelles et venelles d'El-Maghaïer deviennent le théâtre d'affrontements et de courses-poursuites. Les pneus brûlés sur la chaussée ajoutent de la chaleur à un climat déjà caniculaire. D'épais nuages noirs montent dans le ciel durant toute la journée de mercredi dernier. Les brigades des CNS venues en nombre n'ont cependant pas tardé à reprendre possession des lieux et à quadriller toute la ville. Le calme est revenu, mais le mal est déjà fait. Les jeunes désœuvrés, privés de salle de cinéma, de piscine ou simplement de jardin public, ont craché leur colère longtemps couvée. Une colère qu'ils n'ont pu exprimer au président de la République, en visite chez eux en 2000, à cause d'un dispositif de sécurité zélé dont l'un des membres a failli casser une côte avec la crosse de son kalachnikov à un jeune qui voulait s'adresser à Bouteflika. La discothèque de l'hôtel Oued Righ a donc servi de détonateur à une situation explosive. El-Maghaïer veut changer. Pour l'anecdote, on raconte ici que cet hôtel est inscrit au nom de l'épouse du patron qui serait la sœur d'un général. “Il a été fermé pendant 15 jours après plusieurs requêtes de la population, mais le patron a pu obtenir l'autorisation de la wilaya pour rouvrir”, se plaint un homme d'un certain âge. Un autre assène : “C'est quelqu'un qui a des connaissances ; le jour même de l'incendie, il est venu avec sa Mercedes cacahuète et les autorités l'on rassuré qu'il sera remboursé dès que les résultats de l'enquête seront connus.” Mieux, le patron de cet hôtel-discothèque est, dit-on, fonctionnaire au tribunal de Biskra ! Les jeunes d'El-Maghaïer savent donc à qui ils ont affaire. H. M. Les Policiers sur le qui-vive Depuis le déclenchement des émeutes à El-Maghaïer, les forces de l'ordre, des CNS essentiellement, sont sur le pied de guerre. Des patrouilles sillonnent sans cesse les artères de la ville à la recherche des meneurs. Le fameux chasse-neige “âazrayen”, qui a établi sa réputation en Kabylie, roule à toute allure dans les rues désertes d'El-Maghaïer. Jeudi dernier, plus d'une dizaine de fourgons de la police venus en renfort depuis Laghouat, dit-on, ont pris position devant le siège de la daïra et les autres édifices publics. D'autres font la ronde à la recherche des foyers de tension. Le calme est certes revenu, mais il est précaire. On redoute que la révolte des jeunes fasse tache d'huile. Nous avons été témoins d'un démarrage en trombe d'un escadron de la CNS vers El-Jamâa, une autre daïra située à 40 km d'El-Maghaïer. Selon certaines informations, des expéditions punitives contre les dépôts de boissons alcoolisées se trouvant dans cette localité seraient imminentes. Effet d'entraînement ? Possible. En tout cas, la quiétude a déserté les lieux. H. M. “Changez-nous de wilaya !” Les jeunes émeutiers d'El-Maghaïer ne décolèrent pas contre les autorités de leur wilaya, coupables, d'après eux, de les avoir oubliés. “Nous voulons que notre daïra soit rattachée à la wilaya de Biskra, nous n'avons rien à attendre des Soufis.” Les mots sont parfois durs, crus, dans la bouche de ces desperados qui n'ont que l'alcool pour noyer leur chagrin. Très loin du confort algérois de nos décideurs, ces gens du Sud en arrivent même à envier leurs concitoyens d'El-Oued et de Biskra. “Eux au moins, ils ont des jardins publics, des salles de sport, des cinémas. Nous, nous n'avons que ce café pour tuer le temps.” Le mot est juste, les jeunes d'El-Maghaïer ne font que tuer le temps, sevrés qu'ils sont du minimum vital. C'est pourquoi ils maudissent la wilaya d'El-Oued avec laquelle ils ont, moralement, rompu le cordon ombilical. Situé à 175 km d'El-Oued et seulement 120 km de Biskra, El-Maghaïer justifie, géographiquement au moins, son rattachement à cette dernière wilaya. Les citoyens sortent un argument frais pour défendre cette idée. “Voyez-vous, le wali est venu à 3h pour s'enquérir de la situation suite aux émeutes, pour ne pas avoir à discuter avec la population”, affirme un homme âgé. Pour eux, cela a un nom : le mépris. H. M.