Une centaine de documents déclassifiés dans le cadre de l'enquête française sur le massacre des moines de Tibhirine ont circulé ces derniers jours dans les milieux de la presse parisienne. Tant pis pour le secret de l'instruction qui a été ainsi malmené. Sans exclure la thèse du général François Buchwalter accusant l'armée algérienne d'avoir tué les religieux dans une “bavure”, ils ne la confirment pas. Les documents montrent surtout le climat de méfiance qui marquait les relations entre les services des deux pays, les Français n'ayant aucune certitude sur l'affaire. Le 25 juin, le général Buchwalter affirmait au juge Trévidic que les sept moines avaient été tués après leur enlèvement par des tirs depuis des hélicoptères militaires, alors qu'ils se trouvaient dans ce qui semblait être un bivouac. Il prétendait tenir ces informations d'un collègue algérien quelques jours après l'enterrement des moines, expliquant avoir rédigé un rapport à la hiérarchie militaire et à l'ambassadeur. Ces révélations ont conduit le juge à demander la levée du secret-défense sur les documents détenus par les ministères de la Défense, de l'Intérieur et des Affaires étrangères. L'officier avait été entendu dans le cadre de l'information judiciaire ouverte en 2003. La justice a été saisie à la suite d'affirmations de déserteurs algériens partisans du “Qui-tue-qui?” et innocentant le GIA dans l'effroyable tuerie. Djamel Zitouni avait pourtant revendiqué l'enlèvement dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 et l'assassinat des religieux, dont les têtes ont été retrouvées, le 30 mai, au bord d'une route de montagne. Jusqu'aux allusions de déserteurs, les autorités ecclésiastiques et les familles n'avaient jamais douté de la responsabilité du GIA. De la centaine de documents diplomatiques de la DGSE (espionnage), de la DRM (renseignement militaire) et de la DST (contre-espionnage) déclassifiés et consultés par des journalistes, aucun ne concerne le rapport que le général Buchwalter dit avoir rédigé. Une note de la DGSE rédigée en juin 1998 évoque un article de presse selon lequel les moines auraient “été tués par erreur lors d'une opération de ratissage de l'armée algérienne”, mais l'analyste affirme que “le service n'a recueilli aucun indice allant dans le sens de cette hypothèse”. Pour autant, plusieurs éléments “confidentiel défense” déclassifiés laissent la porte ouverte à un tel scénario et viennent “conforter la version de Buchwalter”, estime Me Patrick Baudouin, avocat des parties civiles. Une des grandes figures hexagonales du “Qui-tue-qui?”, Me Baudoin est dans son rôle. Dans une note à la Direction du renseignement militaire (DRM) rédigée le 23 mai 1996 (jour de l'annonce par le GIA de la mort des moines le 21 mai), François Buchwalter affirme que “l'armée poursuit ses actions offensives dans l'Atlas blidéen loin de tout tapage médiatique”. “Du lundi 20 mai soirée au mercredi 22 mai midi s'est déroulée une importante opération au nord de Berrouaghia, mettant en œuvre comme à l'accoutumée hélicoptères armés et parachutistes”, écrit-il. “Il n'est pas impossible que cette action soit liée à la recherche des sept otages français”. Pourtant, les autorités algériennes avaient assuré aux Français “qu'aucune action militaire ni aucun bombardement ne seraient entrepris sur des zones dans lesquelles les moines seraient supposés être détenus”, selon un télégramme diplomatique du 28 avril lui aussi déclassifié. Le 10 juin, la DRM estime dans une note que “cette action (opération militaire, ndlr) pourrait avoir précipité le dénouement du drame en poussant les islamistes à se débarrasser des moines pour ne pas être gênés dans leur fuite”. Leur enlèvement contredisait le discours des autorités algériennes “visant à démontrer qu'elles étaient sur le point de mettre un terme à la subversion islamiste”, relève la DRM, “il n'est donc pas à exclure que leur démarche n'ait été guidée que par la seule volonté de faire cesser au plus vite cette situation sans se préoccuper de la vie des otages”. Si la méfiance régnait, aucun document ne permet de dire que le massacre a été planifié par le DRS, comme n'ont pas hésité à l'écrire Mohamed Samraoui ou Abdelkader Tigha. Bien au contraire, ils affirment clairement que l'armée voulait mettre fin à la guerre subversive menée par les islamistes. Me Baudoin est d'ailleurs déçu. Il n'y trouvera pas matière à conforter sa défense. “C'est très bien d'obtenir cette déclassification, mais les documents soumis à la levée du secret-défense dépendent du bon vouloir des ministres concernés. On a le sentiment qu'il manque des choses, la difficulté c'est qu'on ne peut pas savoir exactement quoi”, a-t-il observé. Des propos qui laissent poindre une grande amertume.