Ses portraits sont partout. son image est sur tous les supports. Des t-shirts ont été confectionnés à son effigie et distribués aux enfants. Une équipe locale lui consacre un maillot géant déployé sur toutes les façades des immeubles. Des slogans barbants glorifient son programme. Bref, on ne le présente plus. Il n'y en a que pour lui. Radioscopie d'une “boutephilie” où alternent autoflagellation folklorisante et culte du raïs. Route Alger-Aïn Defla, 144 km. Nous ne sommes pas sur les traces du Président, en branle cette fois-ci vers le Dahra, mais plutôt à l'affût du “dispositif signalétique” déployé autour de sa personne et qui a pour centre l'image de Bouteflika (pour ne pas dire son ego). Comment résumer le “style Bouteflika” ? Comment est gérée “l'imagerie” présidentielle ? Quels sont les signifiants récurrents de la “sémiologie bouteflikienne” ? Rien de tel que quelques séquences prises sur le vif pour se faire une idée un tant soit peu précise de la question, à la lumière de cette… “boutefmania” qui emballe les foules dans le sillage du cortège officiel. Nous roulions à vive allure quand les premiers slogans faisant référence à la visite de Boutef dans le coin ont commencé à barricader le paysage. À peine un mètre franchi dans la wilaya de Aïn Defla que ces “bandes-annonces” nous ont pris d'assaut. “Wilayate Aïn Defla tourahibou bi fakhamate araïs”, lit-on sur l'une d'elles. La formule de bienvenue nous suivra de bout en bout. En arrivant au carrefour départageant les routes de Boumedfaâ et de Hammam Righa, on tombe nez à nez sur une série de portraits du président où l'on voit un Bouteflika tout sourire posant avec la main sur le cœur, dans un geste affectif, avec, en toile de fond, le drapeau national et, en guise de formule d'appel, ce slogan : “Marhaban bil'Aziz”. Bon point pour le portrait. Il est, en tout cas, plus sympathique que celui confectionné pour la visite de Chirac, où le chef de l'Etat posait avec une moue renfrognée et un regard névrotique. Bref, tout autour sont accrochés sur des grillages des slogans taillés dans le pur pathos de la littérature bouteflikienne. Extraits : “Le programme de relance économique, un facteur de développement durable” ; “l'unité nationale au-dessus de toute considération” ; “pour un Etat moderne, dans le cadre des constantes nationales” ; “tous ensemble pour une Algérie forte et unie”. Sur ce dernier slogan, le lecteur avisé aura sans doute relevé une légère variation sur le slogan-phare de la campagne de Abdelaziz Bouteflika en 1999 qui était rappelons-le : “Pour une Algérie forte et digne”. De long en large, les slogans se succèdent et se ressemblent avec une régularité méthodique et tautologique. Le staff de communication de la wilaya a, semble-t-il, veillé au grain pour que cela ne soit pas trop cacophonique. L'équipe du wali a dû certainement tout coordonner avec le service du protocole de la présidence ainsi que les conseillers en communication de Bouteflika. Ainsi, quatre ans après son élection, Boutef semble camper sur ses mêmes thèmes de campagne : unité nationale, une Algérie forte et digne et, fait de circonstance, le programme de relance économique, son cheval de bataille pour charmer les foules dans les wilayas de l'intérieur du pays. Un drapeau sur le fronton d'un… vulcanisateur Hoceïnia. Nous sommes à 23 kilomètres de Khemis-Miliana, soit à une centaine de kilomètres à l'ouest d'Alger. Hoceïnia, c'est une voie ferrée, une mosquée sans imam, un vulcanisateur, une vétérinaire qui ouvre pour le fun, quelques habitations qui remontent à De Gaulle et des terres en jachère. Et, bien sûr, deux ou trois cafés qui longent la Nationale, où des jeunes “hittistes” viennent tuer le temps, las de la station debout du chômage. Fait notoire sur chaque enseigne : le drapeau national. Et des fanions aux couleurs nationales qui flottent au vent, pour bien montrer que ces Algériens oubliés sont encore dans le champ patriotique constitutionnel. D'ailleurs, c'est ce qui attirera notre attention au point de nous faire rebrousser chemin et faire une halte dans cette bourgade. Voilà, en effet, que nous interpelle, de plein fouet, un drapeau flambant neuf accroché au fronton d'un… vulcanisateur. Et voilà un autre flottant sur un bureau de tabac, un troisième sur un café et une bonne douzaine sur le fronton d'une mosquée. Un technicien en santé animale a, lui aussi, fait comme tout le monde. “On m'y a obligé. Je l'ai accroché”, dit-il sans conviction. “Kach ma b'qaw âlamat ?”, fulmine-t-il avec un sourire narquois. Ce jeune de 30 ans travaille, dit-il, à mi-temps. “Le chômage fait rage”, fait-il. “Ils ont beau maquiller les façades, nous restons un village pauvre. Tous les murs que vous voyez là remontent à De Gaulle. L'Indépendance ne nous a rien apporté”, souligne-t-il avec amertume. Un autre renchérit : “Nous sommes une commune agricole. Ce n'est pas de “zwaq” et de “hachiate” dont nous avons besoin, mais d'eau et de fonds pour cultiver nos terres. Je suis né en 1963. Ainsi, je suis venu avec l'indépendance. Et je n'ai pas souvenir avoir vu un rayon de lumière entrer ici.” Ce jeune “en voie de péremption” est toujours au chômage. “Qu'est-ce que tu penses du Président ?”, risquons-nous. Visiblement gêné, notre gringalet sourit puis lève le doigt au ciel. “Seul lui sait à qui je donnerai ma voix”, lâche-t-il. Puis, par politesse, il lance : “andna raïs zdag !” Un autre se libère de tout scrupule : “Les services agricoles de la wilaya sont des corrompus. Ils ne donnent les aides qu'à ceux qui en ont. Moi, j'ai fait dossier sur dossier pour bénéficier du PNDA. Mais walou.” En quittant Hoceïnia pour nous rendre à Khemis-Miliana, ne voilà-t-il pas que les gendarmes nous obligent à emprunter un détour de 30 km, via la commune de Jendel, au milieu de plaines céréalières désertes qui crient leur soif, immenses étendues jaunes où ne perle curieusement ni portrait ni banderole. Normal. Ici, c'est l'arrière-pays. Le messie ne risque pas de passer par là. À khemis-Miliana, le folklore atteint son paroxysme (le paroxysme de son ridicule, diraient certains). Il est près de 15h. Bouteflika n'est pas encore venu. Policiers et gendarmes entrent dans une fébrilité qui frise l'hystérie. Les automobilistes sont sévèrement rabroués et empêchés d'emprunter la route principale. tous les cent mètres, nous sommes sommés de nous évanouir dans les chemins vicinaux, le plus loin possible de l'axe principal. Le Président va arriver d'un moment à l'autre. Le peuple ou, plutôt, la... “populace” doit faire place nette. cachez-lui ces parias qu'il ne saurait voir. “Marhabane bil'Aziz” Ici, les spécialistes en communication de campagne ont signé des chefs-d'œuvre, pas moins, en matière de zèle. Des enfants massés derrière des barrières disposées tout au long du boulevard principal languissent sous un soleil cuisant depuis des lustres. Parmi eux, des jeunes, des scouts musulmans. Surprise : voici une ribambelle de mioches auxquels on a endossé des t-shirts à l'effigie du raïs avec, en grands caractères, cette formule de bienvenue “Marhaban bil'Aziz”. En outre, les enfants brandissent tous fanions et portraits. Dès qu'ils ont vu notre photographe, ils se sont rués vers lui pour une photo-souvenir. “qui vous a ramenés ici ?”, interrogeons-vous “El Baladiya”, rétorque une petite fille, “Antouma ch'koun ?”, insistons-nous. “H'na wlad la police”, répond la petite fille. De fait, non contents que tous les dispositifs de sécurité, les travailleurs des unités industrielles alentour, les comités de soutien et tout le bataclan soient mobilisés en grande pompe et à grand renfort de transports coréquisitionnés pour grossir la foule de “tahya !”..., les services de la présidence et leurs relais de l'administration locale mobilisent jusqu'aux enfants des agents des corps constitués de l'état pour donner des couleurs à une visite qui, en d'autres lieux, serait passée avec infiniment moins d'excès. Plus loin, nous sommes surpris de voir déployés des maillots géants, en vert et blanc, avec cette mention colossale : “SCAF tourahibou bil'Aziz”. SCAF, nom de l'équipe locale de football. À côté, une autre banderole signée par la coordination locale de soutien au président où il est écrit : “Nous vous prions de briguer un second mandat.” À Sidi Lakhdar, une localité “méchoui”, affectionnée par les routards et particulièrement appréciée justement pour la qualité de ses grillades, les gendarmes interdisent aux automobilistes de stationner dans le parking habituellement réservé aux restaurants alentour. Cela n'est pas fait pour déplaire à un restaurateur qui, à son tour, s'est vu obligé de hisser l'emblème national. Et c'est accroché à sa caisse (une image plus triste que cocasse) que le drapeau est arboré. “On m'a obligé à le mettre, dit-il, mais je pense que c'est une bonne chose, ces visites, non pas qu'elles nous apportent quelque chose, mais au moins ont-elles le mérite de contraindre les services communaux à améliorer le cadre de vie du citoyen. Depuis quelques jours, ils travaillent sans arrêt, ils ont bétonné les nids-de-poule, repeint les façades et tout est nickel. Hier, ils ont trimé jusqu'à 23h. Ah, si seulement il y avait des visites tous les jours !” Il nous reste 18 km pour arriver à Aïn Defla. La route est encore une fois coupée à la circulation. Si bien que nous nous retrouvons royalement seuls sur la nationale à laquelle nous avons eu difficilement accès (en tant que presse). Tapis sous les arbres en quête d'un bout d'ombre, des gendarmes exsangues et déshydratés, archi-m'digoutyine, qui appellent de tout leur vœu que Bouteflika écourte ses speechs et abrège leurs varices. revoilà la “zaïmania” ! À Aïn Defla, la foule réquisitionnée est parquée derrière un interminable cordon de sécurité qui longe tout le boulevard Emir-Abdelkader. Dès l'entrée de la ville, un portrait géant du raïs nous souhaite la bienvenue, avec ce mot de circonstance : “Marhaban bi radjoul al izza wal karama”. Image-type du zaïm avec, en particulier, cette icône géante où l'on voit Boutef s'extasier, les bras grands ouverts, sur fond d'un emblème éclaté. Nette impression de se trouver à Damas ou à Bagdad, sous Saddam ou Hafez al-Assad, sous l'emprise de la “zaïmania”, Et puis, toute une foire de fanions, de slogans et de portraits, à perte de vue, en vert, en rouge, en jaune, en tout, le tout servi à la sauce patriotarde : une rhétorique d'un autre âge, dans un emballage ringard et franchement “thawra ziraïya”. Signe des temps, en face, une succursale d'El Khalifa Bank — baraudages en bleu et blanc — dont l'enseigne a été démontée. Fait curieux : pas un mot de français. Autre détail de taille : les slogans se répètent superbement, et pas un mot sur le “terrorisme”, thème fort des sorties publiques de Zeroual. Pour une wilaya qui a souffert de la folie meurtrière de katibat al-Ahoual et autres bêtes immondes du Zaccar, cela ne peut être interprété que comme une omission volontaire. La preuve : cette banderole élevée à Sidi Lakhdar et en retard d'une guerre : “Naâm lil wiam al-madani”, “Oui à la concorde civile”. Sur le fronton du bureau local de l'organisation nationale des enfants de chouhada, cette dernière perle : “L'Onec-Aïn Defla vous invite à vous porter candidat pour couper la route aux opportunistes et aux mercenaires de la politique”. Qui dit mieux ? Bouteflika continue donc à vendre son Algérie ou plutôt... son ego comme il peut. Son staff gagnerait à prendre des cours de marketing. M. B.