Sur la route d'El Djamila (ex-La Madrague), à une trentaine de kilomètres d'Alger, la construction de M. Bouchami, démolie par l'APC de Aïn Benian, il y a quelques semaines, est loin de constituer, dans cette ville, le sujet de discussions. La nuit tombée, El Djamila se laisse bercer aux rythmes de la musique raï, de la gasba, de la boisson alcoolisée et des filles de joie. Les boîtes de nuit, les discothèques et les dépôts anarchiques de vin ont fini par délocaliser une partie de la population vers des lieux plus « cléments » laissant derrière la belle Madrague transformée en un paradis artificiel où le plaisir s'achète au prix de quelques billets de dinars... Excepté bien sûr la résidence d'Etat, à quelques pas à l'ouest de la ville, où habitent au moins deux ministres. Elle est prudemment protégée d'accès au commun des citoyens. Ses duplex sont bien entretenus, ses rues propres et éclairées et même ornées de plantations. Synonymes d'un mode de vie qui n'a rien à voir avec celui de la ville d'à côté. C'est ainsi que deux « Madragues » se sont formées au fil du temps : l'une belle et clémente, l'autre insalubre et bruyante. Bien que le discours officiel ait longtemps promis de donner à cette ville côtière la meilleure image qui soit, il n'en demeure pas moins que la réalité est tout autre. Même l'aménagement du port d'El Djamila qui s'inscrit dans cette optique tarde à se concrétiser. Et c'est en plein chantier que quelques familles « s'aventurent » encore à venir déguster des glaces sur la seule terrasse en bois qu'un privé a construit à la hâte en prévision de la « saison estivale ». Cette terrasse est conçue en contreplaqué sous forme d'un bateau en rade. Tout autour de ce navire artificiel, pas grand-chose à voir sinon des vagues de poussière qui montent au passage des voitures et une musique aiguë qui se dégage du fond des discothèques, à côté. La nuit tombée, la Madrague se « saoule » jusqu'à l'aube... Comme la veille... Comme il y a longtemps... En réalité, la ville ne fait qu'oublier, à dessein, ses maux, ses chagrins et regretter ses bons vieux temps. Quelque part, elle est comme cette personne qui a tout perdu et qui tente de se refaire une raison de vivre. La Madrague, qui était la destination phare des touristes nationaux et étrangers confondus et des familles aussi, est cédée par les responsables qui se sont succédé sur le trône local, aux vendeurs des plaisirs artificiels. On a effectué une tournée nocturne dans ces lieux. Une fête à la Madrague En ce mardi soir, il faut reconnaître qu'il n'y a pas assez de monde. Ce sont souvent les jeudis et les vendredis que les cabarets font le plein. C'est ce que nous avons constaté à la discothèque Le Méditerranée. Nous entrons. Trois gardiens surveillent l'entrée ou plutôt sont là à causer avec quiétude tant que rien n'est à signaler. Un « Salam aalikoum » qui ne sied pas trop à l'endroit. Une réponse et des regards examinateurs puis on entre à l'intérieur. Cette discothèque est composée d'une grande salle, dont les murs sont recouverts d'une moquette grenat, et d'une terrasse couverte de roseaux. Elle est légèrement éclairée. Comme il n'y a pas assez de monde aujourd'hui, le chanteur du jour, un « cheb » multi-styles, organise sa scène. Quant aux filles, habillées qui d'une robe de soirée qui de vêtements latex, elles vont dans tous les sens à la recherche d'une « proie ». Contrairement à la salle, la terrasse est plus ou moins animée. Enfin de quoi ne pas fermer ce soir. Deux hommes, la trentaine, sont attablés avec deux belles jeunes filles d'à peine 22 ans en buvant des bières. Ils ont l'air de trouver les mots et de bien s'amuser puisqu'entre une gorgée et une autre des rires se font entendre... En dessous de la table, ce sont des billets qui se font passer pour perdurer ces moments de détente. Dehors, il faut le reconnaître, le décor est plus animé. Quelques filles, qui travaillent pour le compte de ces discothèques, se pavanent à l'extérieur, question de « prospecter » la clientèle. L'une d'entre elles passe devant un parking et le gardien se met à lui « jeter » tous les noms d'oiseaux. Nous continuons la randonnée sur le cabaret Dar Essalem. Ici, des tables éparses, une faible lumière et surtout autant de filles que dans Le Méditerranée. Le patron de la boite, vêtu d'une chemise rouge, donne l'impression d'une personne accueillante. Il ne cesse de « sauter » d'une table à une autre tantôt pour servir des sourires à sa clientèle tantôt pour collecter des rechka (offrande pour se faire passer une chanson). A première vue, on a l'impression que tout le monde ou presque se connaît. D'abord il y a cette clientèle presque abonnée à cet endroit et il y a ceux qui ressemblent plutôt aux chauffeurs de scènes qu'à de simples clients. Nous les appellerons par défaut, des « chauffeurs d'instinct ». Comme dans une vente aux enchères, ils misent plus haut que l'assistance sur les « rechka » de façon à inciter surtout les nouveaux venus à ne pas perdre la face devant leurs « charmantes compagnies ». Les caprices de Kahina La nuit, au cabaret Dar Essalem, somnole entre les rechka et les tournées de bière. Le chanteur, un autre « cheb », lorgne de notre côté et lance un « Vive la jeunesse ! ». C'était dans l'espoir de glaner une rechka. « Hayili Kahina oua tabla ezzaina ! », lança-t-il encore. Cette dédicace nous a coûté 400 DA. Le raïman égrène des morceaux de Hasni, de cheb Hassan, et le dernier tube de Réda Taliani, Joséphine ma dirti fiya. La soirée ne faisait que commencer. Les filles, des escort-girls, papillonnent d'une table à une autre. La chasse est ouverte. Tout dépendra des tractations. « D'où viens-tu Kahina ? ». Notre compagne répond qu'elle vient de la petite Kabylie. Pourtant son accent oranais lui faisait défaut et par-dessus tout, elle ne connaissait aucun mot kabyle. En tout cas, ce n'est pas un sujet sur lequel elle souhaite s'attarder. Ici, les noms, les fonctions et les origines des personnes importent peu. Idem pour les sentiments des uns et des autres puisque, de toute manière, tout est faux. Tout est marchandise. Kahina ne cessait de réclamer l'argent, de crainte que son patron la « punisse ». Elle réclame soit une « tebriha » sur la chanson de Houari Dauphin ou un dîner... en espèces bien sûr ! Chez elle, tout est automatique. Elle prend place dans une table auprès de sa clientèle, elle attend qu'on l'aborde puis elle commence la chanson : « Aatouli 200 DA ! »... « Khellsouli aacha ! »... « Khallsouli beera ! ». En fait, elle réclame de l'espèce qu'elle glisse, tout de go, dans sa poitrine. Le jeu fini, elle fera les comptes avec son employeur. Il devait être minuit. Nous sortons pour rendre « visite » au cabaret de « cheïkha Fatma » aux Dunes, dans la commune de Chéraga, à l'ouest d'Alger. Celui-ci a été incendié l'année dernière par les riverains avant qu'il ne reprenne ses « services ». Ici, il y a les Dunes, un lieu perdu, malfamé au bord de la mer, et ce cabaret de cheïkha Fatma accueille une clientèle modeste et populaire. Parfois, des personnes de la « nomenklatura », des « qyada », viennent ici apprécier surtout l'animation de cheïkha Fatma. La route menant vers cet endroit n'est pas éclairée. A des moments, elle fait même craindre de mauvaises surprises. Les bouteilles de bière vides jonchent les bas-côtés du chemin jusqu'à l'entrée pratiquement. Signe d'un bon aménagement, le cabaret est doté d'un parking et d'une entrée bien gardée comme dans les boîtes haut de gamme. « Hayilli Fatma Ettiartia » A l'intérieur, raï à profusion et sono à crever les tympans. Cheïkha Fatma Ettiartiya (Tiaret) en jogging, chante des refrains de raï et présente ses bienvenues à son assistance. Son point fort ? Le nombre de filles dont elle dispose. Elles sont une vingtaine environ dans cet espace de 20 m2. Une grande partie d'entre elles sont venues de l'intérieur du pays. Côté décor, le cabaret n'a rien de spécial... quelques tables de fortune dont celles de trois pieds à défaut de quatre. Des murailles sur lesquelles sont inscrites des expressions comme « Bonne année ». Enfin, comme on en voit dans la rue. Volutes de fumée de cigarettes, odeur insoutenable de transpiration, les entraîneuses n'hésitent pas à danser avec les clients. Puis, elles ne sont pas exigeantes. Seulement, la cheïkha connaît bien son métier ! Voix abîmée, décuplée par le bombardement nasillard des baffles et la déferlante des décibels, elle entrecoupe, à chaque fois, ses couplets par des « tabrihat ». « Ou hadi fi khater les hommes sec ! », lance-t-elle à notre adresse. Dédicace saluée par un billet de 200 DA. « Hayili la jeunesse taâna ou hadh ettabla ezzayna.... », proclame-t-elle. La piste est bien occupée par des couples, mains aux fesses, des groupes d'amis et de femmes seules. Soudain, une bagarre éclate entre deux filles. Elles se tirent par les cheveux et des cris fusent au milieu des regards médusés d'une clientèle à moitié sobre. Les videurs interviennent rapidement. L'un d'eux muni d'une canne ramasse à la petite cuillère les deux nanas et les entraîne manu militari à l'intérieur d'une chambre, sans doute la leur, pour les « punir ». A chaque coup, des cris stridents se dégagent de l'intérieur. Et, au bout de quelques minutes, on n'entend plus rien. Affaire réglée ! La cheïkha s'excuse pour cette déconvenue et demande au maître du synthé de balancer de nouveaux refrains. La serveuse nous fait remarquer que chez la cheïkha Fatma, « le bon client est celui qui consomme beaucoup, danse sans trop d'embêtements et ne fait pas de numéro de soûlard, sinon il aura affaire aux videurs ». Dans ce cabaret, le plaisir se paie au prix de la discipline, semble-t-il...Tous les accros de cet endroit vous le diront, les meilleures ivresses sont celles qui vous font oublier jusqu'à votre propre prénom. On fait un tour aux toilettes. On y vomit beaucoup plus qu'on y pisse. A chacun ses urgences. Nous quittons le cabaret Les Dunes de Fatma vers 1 h 30 à destination du Complexe touristique de Zéralda. La discothèque est malheureusement fermée. Autant rentrer chez soi. Amara Hakim, Nadir Kerri