Elle revient, dans cet entretien, sur les raisons qui l'ont poussée à entreprendre l'écriture de son ouvrage édifiant, L'Algérie, les années pieds rouges. Liberté : Comment vous est venue l'idée de ce livre ? Catherine Simon : À l'occasion du 40e anniversaire de Mai 1968, les éditions La Découverte ont eu l'idée d'un ouvrage collectif sur les indépendances et les années 1960 dans le monde. Avec des angles de vue ou des sujets originaux – comme l'histoire des pieds-rouges d'Algérie. L'idée m'a intéressée. Chemin faisant, ce qui a vraiment piqué ma curiosité, c'est de m'apercevoir à quel point il existait si peu de traces, de documents sur cette période. Ce que j'ai découvert d'abord, c'est un trou noir. On a, en effet, beaucoup écrit sur la guerre d'Algérie ; il existe aussi, depuis le milieu des années 1990, une littérature abondante sur la montée de l'islamisme et les violences meurtrières qui ont déchiré l'Algérie. Mais, sur les premières années de l'Indépendance, il n'y a rien – ou très peu. Comment expliquer qu'il y ait eu ce désir immense, cette lutte acharnée pour l'Indépendance, et qu'ensuite… plus rien ! C'était très mystérieux pour moi. J'ai commencé à enquêter, à interviewer mes premiers “pieds-rouges” — je mets le terme entre guillemets car, aujourd'hui, plus personne ou presque ne s'y reconnaît. Les pieds-rouges ont pourtant existé ! Comme a existé l'espoir d'une révolution socialiste. J'ai donc décidé de garder l'idée de ces “années pieds rouges”, le titre est de moi. Pendant deux ans, de 2007 à 2009, j'ai interviewé une centaine de personnes, toutes en France et toutes en majorité françaises. D'autres étrangers sont venus en Algérie – des Bulgares, des Cubains, des Vietnamiens, des Egyptiens… Peut-être feront-ils l'objet de prochains livres ? Pour ma part, je me suis limitée à cette nébuleuse française passablement hétéroclite, formée de militants anticolonialistes (les fameux “porteurs de valises”), de communistes en rupture de ban, de chrétiens de gauche, d'insoumis, de déserteurs et, plus largement, de ces innombrables gens de bonne volonté, venus aider l'“Algérie nouvelle”. D'avoir été correspondante du Monde en Algérie a-t-il influé ? Non, pas vraiment. Ces “drôles de Français”, j'en avais croisé certains bien avant de devenir journaliste ou d'aller en Algérie. Ils sont un peu mes proches ancêtres. Je suis née en 1956. Ils auraient pu être mes parents. En termes d'engagement, moi, qui ai milité en France dans le mouvement féministe des années 1970, cela résonnait. Au nord comme au sud de la Méditerranée, nous sommes les héritiers de ces “années pieds rouges”. Je m'en suis rendu compte en interviewant tous ces gens – qui, pour l'immense majorité d'entre eux, étaient restés muets sur ce pan de leur propre histoire. Il a fallu les apprivoiser. Comment avez-vous réalisé ce livre ? Qu'est-ce qui vous a marquée ? Outre les interviews et le travail d'archives, je maintenais le lien avec eux/elles en les informant, par courrier électronique, des avancées de mon travail. Ils ont participé d'une certaine manière à la fabrication de ce livre. Il y a donc eu des échanges au-delà des interviews. Ils me donnaient des noms, des adresses ; ils ont nourri le livre, pas seulement par l'interview. Quand le livre a été achevé, j'ai tenu à les remercier en organisant une soirée. On s'est retrouvés chez Jean-Michel Arnold, l'ancien pilier de la Cinémathèque, pour une grande fête. La plupart ne se connaissaient pas. D'autres ne s'étaient pas vus depuis vingt ou trente ans. En Algérie, chacun travaillait sans compter ses heures, qu'ils/elles soient médecins, enseignants, journalistes. Ils étaient comme des étoiles pas connectées les unes aux autres. Ont-ils hérité de la culture de la guerre, de la clandestinité ? Les circonstances de leur départ pour l'Algérie ont pesé : selon qu'on était déserteur ou coopérant, militant trotskiste ou étudiant de l'Unef, on avait “son” cercle d'amis ou de camarades algériens – et ce sont ces derniers qui, le plus souvent, les ont fait venir ou les ont convaincus de rester. Chacun/e était donc tributaire de la “famille” politique algérienne avec laquelle il/elle était lié/e. J'ai aussi découvert des évènements que j'ignorais : la crise kabyle, le maquis maoïste dirigé par un descendant de l'Emir Abdelkader. Ce qui m'a passionné, c'est le berceau des énergies émancipatrices, impressionnantes : la manifestation des femmes en 1965 jamais racontée – à faire pâlir d'envie les futures militantes du MLF. Toute la force des espérances, la violence de l'espérance, son intensité, m'ont amené les larmes aux yeux. Et comment elles ont été étouffées. J'aimerais bien que d'autres prennent leur stylo, leur magnétophone ; qu'on arrête avec les mythologies mortifères et qu'on fasse des livres sur toutes ces mémoires ; pas toujours les officiels, mais tous les acteurs. C'est le travail des journalistes, des artistes, des historiens. Mon livre est juste une ébauche de ces années-là. C'est une manière de leur rendre justice. Comment vous êtes-vous située ? En journaliste, écrivaine, historienne ? J'ai enquêté comme une journaliste avant tout. Mais, en faisant aussi un travail d'archiviste et (un peu) d'historienne : c'est le moyen de cadrer les choses comme on les cadre au cinéma. Avec un devoir de vérité, de recherche des faits à recouper, le devoir de sobriété. Je voulais un livre grand public facile à lire, quelle que soit la connaissance ou méconnaissance de l'histoire algérienne et française. C. B.