Lorsque la Russie annonce le 17 août 1998 le gel des remboursements de la dette, provoquant une grave crise financière qui immobilise l'économie du pays, Leonid Fedossov, comme des milliers d'épargnants russes, ne s'alarme pas immédiatement pour le sort de ses économies. Alors que les courtiers londoniens comptent les pertes et que, pris de panique, les investisseurs se défont de leurs actions russes, M. Fedossov, 52 ans, travaille comme d'habitude, dans une entreprise spécialisée dans la réparation de systèmes électriques à Moscou. Ce n'est qu'une fois rentré dans le deux pièces que lui et sa femme partagent avec leurs deux fils, qu'il commence à s'inquiéter pour les 20 000 dollars qu'il a déposés à la banque un mois auparavant. Ce lundi-là, la crise financière frappe de plein fouet l'économie russe : le rouble chute brusquement de 34%, le système bancaire se bloque et le marché boursier s'effondre. Les représentants de la classe moyenne font particulièrement les frais de la débâcle, une grosse partie de leurs économies est engloutie dans la faillite des banques. Cinq ans plus tard, l'économie russe ne s'est pas seulement remise du choc, mais se développe à un rythme que bien peu d'analystes auraient alors cru possible, se plaçant en 2003 juste derrière la Chine en termes de croissance. Mais pour les Fedossov, l'expérience de la crise a laissé des marques et le souvenir de cette période agitée est encore douloureux. Alors que le rouble continue de chuter pendant les jours qui suivent le défaut de paiement, les Russes cherchent frénétiquement à se débarrasser de leurs liquidités. Ils se ruent dans les boutiques, achetant tout ce qu'ils trouvent : un réfrigérateur, une chaîne Hi-Fi, des vêtements d'hiver. Craignant le pire, les Moscovites font des provisions et les étagères des magasins d'alimentation se retrouvent brusquement vides, comme au bon vieux temps du régime soviétique. Leonid Fedossov n'a pas la tête aux provisions, mais aux 20 000 dollars avec lesquels lui et sa femme comptaient acheter un appartement pour leur fils aîné. Un mois auparavant, il avait décidé, en homme prudent, d'en confier une moitié à la banque d'Etat Sberbank et l'autre à la SBS-Agro, une des plus grandes banques privées, réputée sûre. Le mardi suivant l'annonce du défaut de paiement, il se rend tôt le matin récupérer ses économies dans l'une des succursales de la Sberbank. “Il n'y avait pas beaucoup de monde. Les gens n'avaient pas encore réalisé ce qui s'était passé”, dit-il. “J'attendais calmement. Je comprenais que si je ne recevais pas mon argent aujourd'hui, le lendemain ce serait plus difficile encore.” Les employés de la banque lui demandent de patienter. Et s'il y a une chose qu'une personne qui a grandi en URSS sait faire, c'est d'attendre. Ce que fait M. Fedossov sans broncher pendant des heures. “J'avais l'air si misérable qu'ils ont fini par me prendre en pitié”. À 16H00, il reçoit ses 10 000 dollars. Son fils, parti chercher le reste des économies familiales à la SBS-Agro, n'aura pas la même chance. Débute alors pour la famille une pénible période. Pendant deux mois, ils se rendent presque quotidiennement à la banque, jusqu'à ce que finalement cette dernière leur offre de les rembourser en marchandises. Les Fedossov rempliront leur deux-pièces avec un réfrigérateur, deux machines à laver, deux cuisinières, une chaîne stéréo et des téléphones. Leonid Fedossov estime que sa famille a perdu près du tiers de ses économies dans la crise de 1998. "Beaucoup ont tout perdu", dit-il comme pour se consoler. "Ce fut une bonne leçon de vie. Nous n'avons pas remis le pied dans une banque commerciale depuis." "Nous tâchons de ne rien garder. Quand nous avons un surplus d'argent, nous le dépensons tout de suite."