Souvent quand un homme disparaît on le statufie. On fait de lui ce qu'il n'a jamais été de son vivant. On gomme ses défauts et on ne ressort que ses qualités, parfois magnifiées. Bachir avait beau être un être de chair et de sang, donc un être faillible selon l'axiome socratien, il était pourtant de son vivant un mythe. Sans chercher à l'être, voilà l'admirable. Le seul qui faisait l'unanimité dans une corporation où chacun se voit le plus beau, le plus grand et le plus styliste. Chacun cache sa fragilité en dénonçant la mièvrerie de l'autre. Il suffisait de tourner le dos pour que vous receviez des dizaines de lances. Parfois de vos meilleurs compagnons qu'un article bien tourné a rendu furieux. Le seul qui était au-dessus de ces petitesses, somme toute humaine, était Bachir. Il était fait d'un autre moule. Mystère ? Plutôt miracle. C'est que son talent n'a pas atrophié en lui la part d'humanité débordante que toute personne ressentait en sa présence surtout les jeunes qui le rencontraient pour la première fois sans le connaître de réputation. Ce qui a été mon cas au début des années quatre-vingts. Je venais de commencer avec la grande équipe de Révolution africaine. Pour me convaincre d'opter pour cet hebdo, mon rédacteur en chef m'avait promis une catégorie supérieure à celle que j'avais ailleurs. Je saute le pas. Après un mois de travail, voyant sur ma fiche de paie que j'avais la même catégorie que là où j'étais, je fis part de mon étonnement à mon rédacteur en chef qui m'avait recruté. Il leva les bras d'impuissance vers le ciel. Il ne pouvait rien. Hélas la direction était contre cette “faveur”. Déçu, je décidais de partir ailleurs. Mais avant il me fallait terminer un portait de Merzkane. Je fais le boulot, je pars chez moi. Le magazine sort, je rencontre alors Bachir Rezzoug que je ne connaissais pas. Il me félicite. Je le remercie en l'informant que j'étais démissionnaire. Il voulut savoir pourquoi. Je lui racontais tout. Il ne dit rien. L'après-midi même, mon rédacteur en chef vint m'informer que j'avais eu ma catégorie à titre exceptionnel. Je compris que c'était cet homme d'exception qui avait tenue la promesse d'un autre. J'ai vu Bachir dans d'autres situations, ouvrant les portes des ministres, d'un simple coup de fil, à des journalistes qui avaient besoin de logement ou d'autres services. Il ne disait jamais non à ceux qui le sollicitaient. C'était un recours et un secours. Il n'aurait pas eu son immense magistère qui lui a permis de lancer en France le magazine Demain l'Afrique, on l'aurait respecté pour ses qualités morales. Mais il avait aussi le doigté, la technique et la connaissance toutes choses qu'on appelle le style. Et le style de Bachir était inimitable. Toujours de bonne humeur, je ne l'ai jamais vu hausser le ton ou paniquer même dans des situations qui auraient fait perdre la tête à un moine bouddhiste. Bachir Rezzoug avait de la grâce quand tant d'autres n'avaient que de la graisse. Graisse du corps, graisse du style. Bachir avait des idées quand d'autres n'avaient que des slogans. Disons-le franchement : il était atypique dans le milieu de la presse. On était souvent chevelus, barbus, vêtus à la diable, lui était l'élégance même : blazer, cravate, pochette. Tout était assorti. Y compris le verbe, jamais vulgaire, la pensée jamais basse. Il était aussi apparent qu'une pièce d'or au milieu d'un tas d'argent. Vivant, il a essayé de rassembler toute la corporation autour d'une plus grande professionnalisation du métier. Mort, il a rassemblé tout le monde autour de sa tombe. Il est bien le seul à faire l'unanimité. Bachir n'avait pas d'ennemis. Hormis ceux de la presse : corruption, népotisme, passe-droit… H. G. [email protected]