Quelle belle gifle pour ceux qui s'étaient acharnés des années durant à démentir le précepte de l'Histoire qui stipule que les grands hommes ne meurent jamais ! L'épuisement en un temps record du premier lot de 10 000 exemplaires du livre Amirouche : une vie, deux morts, un testament de Saïd Sadi est une preuve éclatante, si besoin en est, que l'aura de l'illustre colonel de la Wilaya III historique est toujours intacte auprès de la génération d'après-guerre. L'un des grands mérites de ce livre remarquablement bien écrit et surtout très fouillé – c'est le butin d'une “gestation de plus de 40 ans”, lit-on dans l'avant-propos – est d'avoir permis de vérifier que la démoniaque entreprise de désinformation et de dénigrement dont a été victime “le lion de la Soummam'' n'a pas eu raison de la légende Amirouche qui, aujourd'hui encore, est plus que jamais vivante et brille de mille feux. Quelle belle gifle pour ceux qui s'étaient acharnés des années durant à démentir le précepte de l'Histoire qui stipule que les grands hommes ne meurent jamais ! L'autre mérite de ce livre est d'avoir mis au grand jour des facettes de la personnalité d'Amirouche autre que celle du vaillant et adulé guerrier tant chanté par les femmes de Kabylie. Outre son humanisme et ses qualités d'organisateur hors pair qui avait géré le Congrès de la Soummam avec la précision d'un horloger – c'est là la reconnaissance d'Ouamrane –, c'est aussi un stratège militaire doublé d'un visionnaire. En un mot, Amirouche était un véritable homme d'Etat qui avait fait de la Wilaya III un mini-Etat doté de plusieurs services (santé, logistique, communication, renseignement, etc.) Mieux, Amirouche avait le souci permanent de doter l'Algérie indépendante de cadres à même de la gérer en envoyant à l'étranger des bataillons de jeunes pour formation. Voilà un fait qui tord le cou à l'infamante étiquette collée à Amirouche : un sanguinaire cultivant une haine maladive pour les intellectuels. En plus de nombreux clichés qu'il a brisés, l'auteur de ce livre a fait preuve de beaucoup de courage politique en s'attaquant à un des plus grands scandales de l'histoire contemporaine de l'Algérie : la séquestration des ossements des colonels Amirouche et Si El-Haouès par le défunt président Houari Boumediene. Il y a lieu de souligner que depuis 1983, date à laquelle est rendue publique cette ignominieuse affaire, pas un seul historien, intellectuel ou même compagnon d'armes des deux héros n'a osé, par pusillanimité ou peur de réveiller les vieux démons d'une histoire tumultueuse, traiter ce sujet entouré d'un grand tabou. Pourtant, la construction de la nation ne peut s'accommoder de ce genre de mutilation ni se faire sur le terrain marécageux de l'amnésie. C'en est là d'ailleurs le principe qui a sous-tendu la démarche de Saïd Sadi qui s'est donné l'ambition d'enlever le séquestre de l'histoire de la Révolution par ceux qu'il a qualifiés de “bonimenteurs de la mémoire” et d'“escrocs politiques”. “La censure, la désinformation ou même la peur sincère de la vérité, motivée par le souci de ne pas réveiller une histoire tourmentée et complexe, ont conduit l'Algérien à la méconnaissance, au reniement puis à la haine de soi”, écrit Saïd Sadi qui a la conviction bien chevillée qu'il faut dire l'indicible “quels qu'en puissent être les désagréments conjoncturels qui s'ensuivent”. “Une épreuve dont on a identifié les causes est à moitié dépassée ; le refoulement génère toujours des rebondissements qui surgissent au moment où l'on s'y attend le moins et qui se manifestent de la pire des manières”, explique-t-il, avant de poursuivre : “C'est parce que l'Algérie, sans bornes ni boussole, a trop triché avec son passé que son histoire la hante.” Avec sa plume certes élégante mais bien tranchante, Sadi dénonce l'ignominie du séquestre des ossements des deux colonels qualifiés à juste titre de “crime contre l'Homme” sans pour autant se laisser aller à un jugement post-mortem de ses auteurs ; il réhabilite une grande victime d'une injustice sans tomber dans l'encens et la mystification. Sadi est plutôt dans la posture du chirurgien qui opère un corps rongé par un chancre que dans celle d'une ouaille qui se lamente sur la disparition de son gourou. Sans ambages, il avance l'idée qu'Amirouche et Si El-Haouès étaient livrés à l'armée française par Boussouf, alors responsable du fameux Malg, et Houari Boumediene, son proche collaborateur. Pour étayer son accusation, Sadi aligne tout un faisceau de faits et d'informations. Il a d'abord rapporté le propos de Abdelaziz Mâaoui, ambassadeur d'Algérie à Tunis de 2001 à 2010 et un des responsables du Malg, qui devant 4 témoins a affirmé : “Amirouche nous embêtait, on s'en est débarrassé.” Pour Abdelhafidh Amokrane et Djoudi, ayant travaillé tous les deux sous la houlette d'Amirouche, la mort de leur chef était entourée de mystère. Racontant l'état d'esprit des djounoud de la Wilaya III en apprenant la nouvelle de la disparition de leur chef, Djoudi Attoumi a écrit dans son livre consacré au colonel de la Wilaya III : “Beaucoup de rumeurs ont circulé à ce sujet. Certains diront que le code utilisé par les transmissions de l'extérieur était connu des Français. D'autres ont avancé carrément que les deux colonels ont été donnés pour les empêcher d'atteindre la Tunisie.” Il y a aussi le message envoyé par Krim Belkacem à Amirouche lui demandant de changer de route. Ayada Belaïd, se trouvant dans le bureau de Krim Belkacem quand l'information de l'élimination d'Amirouche tomba, a entendu celui-là s'écrier : “C'est un coup de Boussouf et de Boumediene.” Surtout que ce sont les services de Boussouf qui sont chargés de guider les deux colonels. Pour étayer sa thèse, Saïd Sadi s'est aussi appuyé sur le rapport demandé par Michel Debré, alors Premier ministre, aux responsables militaires sur les conditions de l'élimination du colonel de la Wilaya III. Il est écrit dans ledit rapport que l'opération est déclenchée sur renseignement. Pour ce qui est de l'accusation portée contre Boumediene d'être le responsable de la séquestration des ossements des colonels Amirouche et de Si El-Haouès, dans la cave de l'état-major de la Gendarmerie nationale, Saïd Sadi a rapporté la confidence faite par le colonel Bencherif, alors premier responsable de ce corps, à Nordine Aït Hamouda, fils du colonel Amirouche, qui, au lendemain de la découverte des restes des deux héros, est allé lui demander des explications. Bencherif a alors avoué qu'il avait agi sur ordre de Boumediene. Mais pourquoi ce dernier était-il allé jusqu'à une telle extrémité ? Un passage du livre : “Quand des apparatchiks daignent aborder ce scandale d'Etat, ils invoquent le complexe d'un Boumediene qui, n'ayant jamais fait le maquis, ne pouvait supporter la célébration d'un officier adulé de son vivant et dont la réputation avait été forgée dans l'épreuve qui avait frappé son peuple.” Usant de son remarquable sens de la formule, Saïd Sadi écrit : “Privé de vie par l'armée coloniale, Amirouche était interdit de mort par Boumediene.” Et pourtant, la légende Amirouche est bien vivante. Pour toujours.