Depuis longtemps, j'ai toujours voulu adresser une lettre à Apulée de Madaure. Où dort-il cet enfant terrible de l'Algérie ? L'oublié ! Et depuis longtemps, aussi, je n'ai pas cessé de chercher comment faire parvenir ma lettre à saint Augustin ? Je ne possède pas les bonnes adresses ! Mais, aujourd'hui, en ce vendredi, jour des musulmans, jour de la grande prière, je suis allé sur la tombe de Kateb Yacine, le chameau prolétaire, au cimetière d'El Alia, et je lui ai chuchoté la lettre suivante : “Cher maître de la belle plume, du courage et de l'optimisme, permettez-moi de vous dire : je suis triste et pessimiste. Cette grande, riche et plurielle, cette terre appelée Algérie est plus grande que son peuple. Quand je médite sur le rapport : Algérie/ Algériens, le vertige m'attrape. Je tremble ! Et Je constate, comme vous, ce grand écart et ce déséquilibre étourdissant entre la grandeur de l'Algérie et les petitesses des Algériens. Nous tous, sans exception aucune ! Des fois je me dis : cette terre noble, par son histoire profonde, mérite un autre peuple plus travailleur, plus actif et plus créatif. La terre où Apulée est étranger chez lui. Etranger parmi les siens. C'est blessant de le dire : nous ne sommes pas à la hauteur de cette terre faite avec génie et amour par Allah, la révolution et les poètes. Nous ne sommes pas à l'image de ce pays pétri par la sueur, la souffrance et le sang de nos aïeux. Les Algériens me paraissent, dans leur rapport à l'Algérie, comme celui qui chausse, en réel, du 36 et traîne dans ses pieds des chaussures du 44 ou du 46 ?” Imaginez bien cette image ! Ça fait rire et ça fait pleurer. Parfois, je me dis : Kateb Yacine devait être dans un autre pays pour pouvoir rayonner, plus et mieux. Je sais que cela te fait mal, même dans ta tombe. Et “Nedjma” n'est dans son pays, qu'une obscurité. Nous avons transformé ce paradis terrestre en un lot de terrains vagues ou abandonnés. À Damas, au quartier Mohiédine, en me recueillant sur la tombe de l'Emir Abdelkader, enterré à côté de cheikh El Akbar Mohiédine-ibn-Rabi, j'ai levé les mains et j'ai prié : “Notre étoile humaine, pardonnez-nous. Maître d'El Mawakif, vos enfants ne vous connaissent pas. L'oublié.” Devant l'Emir, le regard braqué sur le ciel levant, comme à l'ombre du “Dardara”, l'arbre de l'allégeance, à El Guetna, je lui ai dit : “Des fois, je me dis : ça sert à quoi de posséder une côte de 1 400 kilomètres sans plage, sans vie, sans sardine et sans sourire. Des fois, je me dis : ça sert à quoi une grande révolution qui, à la fin de la guerre glorieuse, enfante un citoyen sans rêve et sans devenir ? Des fois, je me dis : ça sert à quoi toute cette richesse qui pousse nos enfants vers les requins de la mer ?” Harraga ! El hadda ! J'ai le droit d'être pessimiste. De dire ma blessure, la vôtre aussi. Et l'Emir, me regarda, cette-fois-ci, du fond de sa tombe à côté de Kateb Yacine, en murmurant cette phrase : “Beaucoup de mensonges et peu de vérité. Ou rien ! Beaucoup d'argent et beaucoup de pauvres.” Kateb Yacine a fait sa première sortie intellectuelle par cette courageuse conférence sur l'Emir. Il avait à peine dix-huit ans, peut-être un peu moins. Les grands parlent des grands. Et Kateb m'a dit : “Moi aussi, j'ai le droit de dire mon pessimisme ! D'ici, de ma tombe, je vois l'Algérie, ma Nedjma, comme une monture fatiguée, enfourchée par les Algériens égarés. Une monture qui ressemble à une vache laitière. Ils n'ont de souci que de traître la monture. L'Algérie est plus grande que ces ‘gens' qui la montent !” Kateb avait une voix blessée. J'ai le droit de dire mon pessimisme ! Des fois je me dis, cette grande Algérie veut changer de peuple. Elle vaut un peuple qui la mérite. Qui la respecte ! Nous ne méritons pas ce pays. Nous ne méritons pas nos ancêtres. A. Z. [email protected]