Dans cet entretien, ce sociologue, tout en posant une typologie des formes de la violence dans notre société, tente aussi d'en établir la genèse. Liberté : Pourquoi l'ampleur du phénomène de la violence dans notre société concerne-t-elle toutes les catégories sociales et quelles en sont les causes ? Khaled Karim : Le phénomène de la violence, sous toutes ses formes, est à la fois complexe et simple. Simple dans son apparence et complexe dans son processus et sa genèse. La violence est un phénomène social total ; tributaire fondamentalement de multiples déterminants, d'ordre culturel, économique mais surtout idéologique, liés au type de projet de société. Si la violence sous sa forme physique est condamnable plus ou moins sur le plan juridique, dans toutes les sociétés du monde, la violence symbolique, comme processus invisible d'atteinte à la dignité de l'existence des individus et des groupes sociaux vulnérables, relève d'une société socialisée autour des valeurs de l'ampathie, du respect de la dignité humaine (droit de l'homme) et de la tolérance. La violence symbolique est difficile à mesurer et à condamner. La violence symbolique est une posture psychosociologique vécue par des personnes et des groupes sociaux vulnérables dans différentes situations de leur quotidien (l'école, la bureaucratie, exclusion, violences verbales et gestuelles, hogra, injustice), comme une atteinte profonde à leur âme et leur existence. Ces personnes restent incapables de faire face, notamment dans des sociétés inégalitaires. Le refoulement et le fatalisme restent des “remèdes” de groupes sociaux vulnérables. Ces processus de refoulement des injustices, au sens large du terme, sont des soubassements culturels qui ont toujours fait travailler les sociétés, le cas de l'Algérie qui est passée à un stade supérieur de la violence pendant les années 1990. En Algérie, la violence sous toutes ses formes (symbolique et physique) est paradoxalement entretenue et légitimée dans certaines conditions sociales de groupes sociaux par un système social traditionnel, producteur et reproducteur de la violence comme valeurs sociales hiérarchisés (le fort/faible, homme/femme, fille/garçon…), incorporées comme un ordre naturel, donc légitimes dans l'imaginaire de ces groupes sociaux. Ce système traditionnel est entretenu fondamentalement, dans le cas de la société algérienne, par la famille, ensuite, par l'école et le discours religieux anachronique. La faiblesse dans l'instauration de l'Etat de droit et le passage de l'Algérie à la modernité politique après l'Indépendance, ont légitimé toutes les déviances sociales (violence, corruption, injustice, mobilité forcée des compétences, harga…). Du coup, la société algérienne se trouve livrée à elle-même. Le recours à la violence, qui touche toutes les couches de la société algérienne, n'est qu'une expression profonde d'une société otage de sa politique inégalitaire (Etat de droit) et d'un système communautaire qui empêche l'épanouissement et l'émergence de l'individu en tant que sujet. Que faut-il faire au niveau du système éducatif ? Dans le cas d'un système éducatif autonome, entre les mains de ses “propres enfants” et loin d'une surdétermination politique, la socialisation à la culture civique et l'initiation à la formation aux valeurs de vivre en commun sont possibles. On ne naît pas violent, on le devient. Les objectifs pédagogiques d'une société pacifiée et pacifique relèvent d'une volonté politique et d'un projet de société bien imaginé. Ces objectifs politiques auront comme souci majeur de libérer l'individu des antagonismes identitaires qui sont, pour la majorité des cas, sources d'acculturation mal assumée, donc d'une crise identitaire qui plonge la société dans une anomie profonde. Cette tâche de prise de conscience de cet idéal (société pacifiée au maximum) est l'œuvre aussi de la vulgarisation (lycées, universités, société civile…) des sciences humaines et sociales, qui ont pour objectif de libérer les esprits et de les former autour des valeurs de prise de conscience de soi et des autres. Tant que ces sciences ne sont pas à la hauteur pour réaliser cette tâche, la société reste otage de sa propre ignorance, incapable de comprendre son existence. Dans ces conditions, le système éducatif ne peut être qu'une courroie de transmission (programmes scolaires, loisirs, activités culturelles et sportives, excursions organisées, travail interculturel…) de cette prise de conscience de soi, libératrice du sujet de tout étouffement communautariste. Du coup, le passage à une culture citoyenne, transcendant toutes les apparences physiques, origines sociales ou régionales et linguistiques, est réalisable avec le temps. Mais dans l'état actuel des choses, le système éducatif est producteur/reproducteur, d'une façon inconsciente, d'une violence considérée comme un “moyen pédagogique et didactique”. Le dilemme persiste avec le désengagement de la société civile et de la famille dans l'action de la prise de conscience de l'enjeu éducatif dans la société. Les regards, les “intérêts” et les investissements quotidiens de la grande majorité des Algériens sont partout, saufs dans l'école publique. Les désengagements citoyens et l'absence d'une culture de participation ont pour effet la transmission transgénerationnelle de la violence sociale comme un ordre naturel. Que faut-il faire aussi au niveau de la famille et de la société civile ? Idem pour la famille et la société civile avec sa diversité d'organisation. Tant que la famille échappe à l'organisation de l'Etat de droit (contrôle et suivi, lois définissant les rapports entres ses membres, assistance sociales…), elle reste une institution incontrôlable, productrice et reproductrice des valeurs antagonistes à l'échelle sociétale et des ordres sociaux interprétant et réinterprétant le monde, loin de toute forme de consensus national. Elle reste source de conflits sociaux, y compris la tolérance de la pratique, dans certains milieux sociaux, de la violence corporelle et verbale. Ce qui est remarquable en Algérie, malgré la complexité des violences, c'est la disparition et l'absence des médiateurs sociaux, capables de s'impliquer positivement dans le processus de pacification des conflits sociaux. Donc, il est presque impossible, dans le cas de la société algérienne, de parler des processus de pacification en impliquant à la fois les familles et la société civile, tant que l'Etat ne définit pas sa pédagogie politique et sa volonté de faire un exercice d'imagination pour faire face à des enjeux sociaux, dans le cas de la violence qui a des impacts profonds sur l'état psychologique de la société et même sur des générations. Dans le même ordre d'idées, il faut signaler que les mass médias, les discours politiques, les types d'habitat, l'absence de loisirs et de tourisme désocialisent les individus par rapport à la culture pacifique et civique.