Présents à Batna pour le séminaire sur la littérature maghrébine d'expression française, ces deux auteurs, bilingues de surcroît, reviennent, dans cet entretien, sur la réalité de la littérature algérienne et de son devenir. Liberté : Comment dessinez-vous les repères de la littérature algérienne un demi-siècle après l'Indépendance ? Amin Zaoui : Après ce temps, on se pose la question sur le bilan de trois générations qui se sont succédé depuis les indépendances de l'Algérie, de la Tunisie et du Maroc. Est-ce que ces générations ont continué d'écrire avec le même souffle que celui de la génération des années cinquante, comme Mohammed Dib, Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun ; où y a-t-il du renouveau dans la structure de l'écriture en français et aussi dans les soucis proposés dans ces écrits ? Personnellement, je dis que celui qui a répondu aux opposants à l'écriture en français chez nous est bien Rachid Boudjedra par son roman la Répudiation, publié en 1969. Un roman qui a causé une réelle rupture avec l'écriture pédagogique dans le sens de l'enseignement et du nationalisme. Je pense que c'est à partir de la Répudiation que le roman francophone algérien s'est débarrassé du complexe de la première génération pour passer à d'autres expériences au niveau de l'esthétique et du contenu. Ont suivi Rachid Mimouni, Tahar Djaout et ma génération à moi. On ne pose plus le souci de notre relation avec l'autre. Maintenant, l'auteur exprime sa relation avec lui-même, avec sa société ; il expose des conflits sociopolitiques et religieux. Le roman algérien d'expression francophone est devenu un phénomène. Rachid Boudjedra : Moi, je me pose la question si je n'ai pas utilisé cette langue en 1969 ? Comme je suis bilingue, j'aurais pu écrire en arabe. C'était pour écrire en liberté ce que j'aime et briser les tabous de notre société. De mon temps, on a pensé que la génération qui nous succédera écrirait en arabe, chose qui n'a pas été, puis celle d'après et d'après, jusqu'à celle d'Amin qui a écrit en arabe puis en français. Peut-être eux aussi pour briser les mêmes tabous que nous. Moi, je me suis converti à l'arabe parce que je me suis fait un nom, je m'étais libéré du circuit de commande, du contrôle politique et moral et le pouvoir a fini par changer son regard sur moi. Peut-on en déduire que l'écrivain algérien ne peut être libre que dans une langue autre que l'arabe ? Rachid Boudjedra : Je prends l'exemple du dernier roman d'Amin Zaoui (ndlr : la Chambre de la vierge impure). Il n'est pas seulement audacieux, il est beaucoup plus que cela. Il a brisé des tabous terribles et je ne le vois pas traduit dans le monde arabe, pas pour le moment du moins. Comment voyez-vous alors l'avenir du roman algérien, écrit en arabe ou en français ? Rachid Boudjedra : Le champ est ouvert à tous pour écrire et, maintenant, il y a un cumul de créations littéraires. Il y a des noms qui se distinguent, tels Bachir Mefti et Mustapha Benfodil. J'étais en Chine et la question qu'on me posait là-bas est pourquoi l'Algérien écrit et produit tant ? Avec l'existence de nouvelles maisons d'édition de qualité telle la maison d'édition Barzakh, qui nous publie Amin et moi et qui a obtenu un prix des Pays-Bas qui prime les meilleures maisons d'éditions dans le monde, on sent qu'il y a un changement, une ouverture qui s'annoncent dans nos universités qui commencent à nous présenter aux jeunes à travers nos écrits, chose qui était refusée avant. Amin Zaoui : Personne ne peut nier qu'il y a, actuellement, de nouvelles voix algériennes qui commencent à réaliser une présence sur la scène littéraire arabe. À côté de ceux cités par Boudjedra, j'ajoute Kamel Krour, Samir Kacimi, Zahra Dik et bien d'autres noms qui se font lire dans le monde arabe. Même chose pour ceux qui écrivent en français, comme Benfodil, Amari, Sofiane Hadjadj… Ils ont des écrits qui attirent vraiment l'attention.