Les manifestations spontanées de la Tunisie se révèlent ne plus être que de simples revendications sociales, mais bien un ras-le-bol général du régime de Zine Al Abidine Ben Ali, dont on en veut plus. La révolte sans précédent que connaît la Tunisie depuis la mi-décembre contre le chômage a dégénéré en émeutes sanglantes, faisant 14 tués par balle, selon le gouvernement, et au moins 20, selon l'opposition, à Thala et Kasserine dans le Centre-Ouest, à la frontalière de l'Algérie. Les autorités tunisiennes avaient assuré que la police n'utiliserait la force qu'en cas de nécessité pour empêcher les protestataires de mettre des vies en danger ou de saccager des bâtiments gouvernementaux. Jour après jour, le mouvement semble se radicaliser, prenant la tournure d'un véritable réquisitoire contre le pouvoir et plus particulièrement contre le système Ben Ali. Tandis que les soutiens aux manifestations, parties comme une trainée de poudres, de la petite ville de Sidi Bouzid dans le Centre-Est, après qu'un jeune marchand ambulant se soit immolé par le feu en réaction à la saisie par la police de sa charrette à légumes, au motif que cet universitaire pratiquait une activité informelle, déferlent et gagnent en symbolique, les autorités ont répondu selon la logique des régimes autoritaires par la répression, n'hésitant pas à utiliser des balles réelles au point où des appels sont lancés en direction du président Ben Ali à “faire cesser le feu”. Le pouvoir tunisien est le nez au mur. Les troubles sociaux de Sidi Bouzid ont fait tache d'huile, le mouvement de protestation s'est propagé et ses revendications soutenues par des pans entiers de la société civile tunisienne. Après les avocats qui réclamaient la fin des violences policières, les enseignants, étudiants et lycéens qui proclamaient être tous Mohamed Bouazizi, ce jeune universitaire de 26 ans, soutien de famille, devenu le symbole d'une révolte sans précédent contre la précarité sociale et le chômage qui a gagné d'autres régions, où actes suicidaires, grèves et manifestations se sont multipliés, et alors que l'agitation entrait dans sa quatrième semaine, la centrale syndicale unique, l'Union générale des travailleurs tunisiens, a affiché son soutien aux revendications “légitimes” des protestataires. Le mouvement, au départ spontané, a l'air de prendre corps. Il a, d'ores et déjà, donné un souffle à la société civile qui a transcendé la peur et la quiétude de la vie douillette octroyée par le pouvoir. Les rares images en boucle des manifestations sont en elles-mêmes parlantes : la classe moyenne dans toute sa gamme se sent directement concernée par les évènements qui secouent son pays. Du coup, l'opposition s'est également ragaillardie alors qu'elle avait été confiné auparavant à un simple oripeau par la chasse violente, systématique et permanente, organisée par le pouvoir, avec la complicité de capitales étrangères arguant et abusant de la fameuse équation Ben Ali = stabilité. Une équation qui a, entre autres, permis à celui-ci de passer comme une lettre à la poste aux cinq consultations présidentielles organisées par lui “à la demande express de la population” ! Face à la nouvelle situation, Paris observe aujourd'hui la prudence, tandis que Washington a annoncé “surveiller de près” ce qui se trame en Tunisie, l'ambassadeur de Tunisie a été convoqué par le département d'Etat qui, lui, a fait part des préoccupations américaines concernant la situation en Tunisie. Une attitude dictée certainement par les révélations de WikiLeaks sur la prise en otage du pays entier par les proches de son président. La lutte contre le pouvoir se fait aussi sur le web qui fait l'objet d'une surveillance et d'une censure permanente, des blogs contournent ces obstacles et un groupe proche de WikiLeaks, appelé “Anonymous”, s'implique en prenant la défense des manifestants. Face à cette contestation sans précédent, le gouvernement, après avoir longtemps nié les faits, attribuant les violences à une minorité d'extrémistes, semble enfin prêt à lâcher du lest. Dans une interview à Al- Jazeera, le ministre de la Communication, Samir Labidi, porte-parole du gouvernement, a affirmé que celui-ci répondrait aux manifestants. “Le message a été reçu. Nous allons examiner ce qui doit être examiné, nous allons corriger ce qui doit être corrigé, mais la violence est une ligne rouge”, a-t-il dit. Pour les manifestants, cet accès de violence traduit un ras-le-bol de jeunes contre leur exclusion et celui d'une société civile qui est sortie massivement et dans l'ordre pour marquer fortement son soutien et crier sa colère contre un régime qui méprise leurs aspirations démocratiques. Ben Ali semblait avoir compris en faisant sauter des têtes au lendemain même de l'éclatement des émeutes. Mais, apparemment, cela n'a pas été suffisant. La Tunisie attend des changements majeurs. Le système sécuritaire qui tient le pays d'une main de fer a montré ses limites : l'absence de libertés démocratiques fondamentales dont la liberté d'expression, depuis plus de vingt ans, a fait déborder le vase. Et, à l'évidence, ce ne sont pas quelques concessions économiques et soporifiques qui rétabliront la confiance sinon la cohabitation intelligente entre dirigeants et populations.