Il s'appelait Hamouda comme tout bon Tunisien qui se respecte. Et on lui chantait, évidemment, le tube populaire tunisien : Djari ya Hamouda (mon voisin Hamouda). Ce qui était la pure vérité : Hamouda était mon voisin. Et même un peu plus : un ami. Lui-même entonnait le refrain avec sa belle voix aussi douce que ses manières. Il chantait juste, car il maîtrisait l'arabe mieux que nous. Il était aux anges quand il chantait, avec un sourire grand comme celui de la vache qui rit. Bien sûr qu'il n'avait rien d'une vache. C'est nous qui l'étions avec lui. On y arrivera. On était alors dans l'effervescence post-octobre 88, ces quelques jours qui ont fait trembler Chadli Bendjedid en ouvrant de larges boulevards à l'extrémisme religieux. Nous avions fait le lit de la bête qui allait saigner l'Algérie pendant 10 longues années. Et on ne le savait pas. On dansait, fiers de cette ouverture alors que certains fourbissaient les armes et d'autres tiraient les marrons du feu. Ce n'était pas marrant. Facile ce jeu de mots ? Oublions-le. Mais revenons à Hamouda. Il était notre tête de Turc, ce Tunisien. On le chambrait, le moquait, le houspillait, on lui tirait les oreilles, le nez et même les vers du nez. En pure perte. Il se laissait faire docilement sans un mot. Il n'avait toujours rien à dire sur le régime tunisien. Il le trouvait même approprié à la mentalité tunisienne. “Nous avons besoin d'un homme fort pour allez de l'avant !” Et les atteintes aux droits de l'homme et aux libertés syndicales et de la presse ? Il répondait : “On n'est pas différent des autres pays arabes.” On comprenait son allusion. Ayant l'art de la litote, il nous visait avec doigté. Il était à la fois florentin et levantin. Loin de la rudesse algérienne, loin de l'impulsivité algérienne, et loin, croyions-nous, du courage et de la bravoure algérienne qui nous fait foncer droit même dans le mur quand il est plus sage de le contourner. Et pourquoi cette façon de faire brutale ? Parce que l'Algérien n'a peur de rien. Même d'un mur en béton. Il le détruit alors au risque de se détruire lui-même. Pour Mao qui n'était pas algérien (à moins que des découvertes récentes ne prouvent le contraire) même l'obstacle est un moyen. Donc Hamouda n'était pas un Algérien sans peur et sans reproche. Et pour cela, il s'excusait presque en excusant ses frères. Oui, le peuple tunisien est pacifique, oui, le peuple tunisien a toujours l'esprit phénicien, oui, le peuple tunisien est docile… Parfois pour nous enchanter il en rajoutait, le bougre, en disant que l'homme tunisien c'est la femme tunisienne, elle qui porte la culotte. Et on souriait alors du même sourire de la vache qui rit, on devenait doux, docile, comme lui, prêt à donner notre dernière chemise. C'est qu'on aime les compliments qui flattent notre virilité, nous les Algériens. Ah ! ce que nous sommes heureux d'être des hommes dans un pays d'hommes où les femmes n'ont pas voix au chapitre. Sans avoir jamais rien conquis, nous nous sentions dans la peau de conquérants prêts à envahir la Tunisie. Puisque ce peuple est si pacifique, pourquoi ne pas le pacifier à notre façon en lui imposant la paix algérienne. C'est-à-dire : une triple dose de nerfs, une quadruple dose de révolte, une sextuple dose d'agressivité et tout le reste à l'avenant. Et puis Hamouda nous quitte. Et puis je perds sa trace. Et puis la Révolution des Jasmins balaie l'ancien régime. Et puis je crus voir Hamouda dans une manifestation. En fait, ils étaient des milliers de Hamouda, offrant leurs poitrines aux balles. Et je pensais au mot du cardinal de Retz : “Il n'y a rien dans le monde qui n'ait son moment décisif. Le chef-d'œuvre de la bonne conduite est de savoir le reconnaître et le saisir.” Tous les Hamouda tunisiens ont su saisir le moment. Avec héroïsme et bravoure. Nous sommes tous des Hamouda. En impuissance… H. G. [email protected]