Tout est en train de changer en Tunisie. Les premiers constats commencent déjà dans l'avion qui nous y mène. Le vol d'Air Algérie part à moitié plein, ou un peu moins. Les hôtels de Tunis sont quasiment déserts, mais les réceptionnistes continuent leur bon vieux trafic. Donc, rien ne sert de réserver à l'avance ni de voir les prix affichés sur Internet. L'aéroport de Tunis est quasi vide. Les avions semblent l'avoir déserté, pas de trace de touristes. Les “pafistes” se montrent plutôt plus gentils que d'habitude. Les taxis supplient les rares voyageurs. L'un d'eux nous jure qu'il ne sait plus comment faire : “Je dois donner au propriétaire du taxi 60 DT chaque jour, alors que je n'arrive même pas à faire une recette de 40 DT actuellement.” Ce n'est pas le cas des taxis urbains qui se frottent les mains, surtout avec la grève des chauffeurs de bus. Les Tunisiens découvrent un nouveau vocable : l'anarchie. Elle est omniprésente. La saleté s'installe durablement dans la capitale et les endroits touristiques semblent avoir été traversés par un tsunami. Les immondices s'amoncellent partout. La Casbah, ou “m'dinet el aarbi”, est fantomatique. Tous les magasins ont baissé rideau. Au bout, sur la place de La Casbah, les foules continuent à converger. Des tentes sont installées en face du siège du gouvernement. Ce dernier, assiégé, est obligé de tenir ses réunions non loin de là, au siège du ministère de la Défense, tout un symbole ! Les foules continuent d'affluer de toutes les villes tunisiennes. Partout, surtout dans l'avenue Habib-Bourguiba, des rassemblements se tiennent tout le temps, chacun y va de son discours, de son prêche. Les Tunisiens se sont tous transformés, l'espace d'une révolte, en analystes politiques, après avoir été pendant longtemps des analystes sportifs. Partout, tout le monde parle à haute voix, de politique, de corruption. Le vent de liberté qui souffle sur la Tunisie a donné des ailes à tout le monde. L'ambiance ressemble à l'époque de Woodstock. Les librairies sont prises d'assaut par les milliers de curieux qui découvrent, pour la première fois, des livres interdits jusque-là en Tunisie. Beaucoup ne pouvant pas se permettre ces livres, alors ils se contentent de regarder leur couverture. La presse tunisienne, dans son ensemble, se déchaîne et se découvre de nouvelles vertus. Chaque titre y va de ses satires, de ses accusations et de ses états d'âme, mais la rue ne croit pas trop à cette subite transformation “d'anciennes plumes connues pour avoir toujours été le porte-voix du régime déchu” en “révolutionnaires”. “Ce n'est pas catholique tout cela”, commente un avocat. L'anarchie fait aussi l'affaire des voleurs, dont le nombre a décuplé profitant des multiples rassemblements et autres mouvements de foules, pour effectuer leurs larcins. Les vendeurs ambulants se frottent les mains et squattent l'avenue Bourguiba, profitant de la complaisance intéressée des policiers. La télévision publique tente de se mettre à l'écoute des manifestants, mais ces derniers refusent toujours de se prêter au jeu, allant jusqu'à agresser les reporters et les techniciens de la télévision publique à qui ils ne pardonnent pas le traitement antérieur des problèmes des Tunisiens. Les chars sont toujours déployés dans l'avenue Bourguiba, et le ministère de l'Intérieur est sous bonne garde. Des filles prennent un malin plaisir à se photographier devant les chars et les fils barbelés. “C'est la première fois que je découvre des chars. Je ne pensais même pas que la Tunisie en possédait”, commente Monia. Un hélicoptère de l'armée survole sans discontinuer la capitale. “C'est la première fois qu'il décolle de sa base”, commente ironiquement Moncef. L'avenue Mohammed-V est quasi déserte. L'imposant siège du RCD est sous bonne garde de l'armée. Des traces de saccage sont visibles de loin. La place du 7-Novembre a perdu son appellation. Les manifestants l'ont rebaptisée du nom de Mohamed El-Bouaâzizi, première victime de la révolte du Jasmin. L'entrée de La Casbah ressemble à une forteresse. Des policiers antiémeutes sont présents en force, mais ils se contentent d'observer les foules qui convergent vers la place de La Casbah. Tous les murs sont couverts de graffitis aux différents slogans. Ailleurs, dans les villes tunisiennes, les manifestations se poursuivent, comme ce fut le cas ce mercredi à Sfax où des milliers de personnes ont marché à l'appel de l'UGTT, avec une grève générale largement suivie. Cependant, les manifestants sont divisés, entre ceux qui veulent revenir au travail et soutiennent le gouvernement, comme l'a fait l'homme fort du moment le général Rachid Ammar, et les autres qui continuent à exiger le départ du gouvernement. Ce mercredi, le couvre-feu a été allégé et devrait désormais entrer en vigueur de 22 heures à 4 heures. Mais les Tunisois avaient déjà fermé boutique, dès la tombée de la nuit et les banlieusards pris le chemin du retour, sauf pour ceux qui continuent à braver le couvre-feu place de La Casbah. Mercredi, la France change son ambassadeur à Tunis. Au lendemain de la visite de Monsieur Monde arabe au département d'Etat américain. “La révolution a fait basculer la Tunisie sous tutelle américaine, au détriment de la France”, commentent des Tunisiens. L'ancien ambassadeur est accusé de n'avoir rien vu venir. Il est remplacé par l'ambassadeur de France en Irak. Une désignation qui laisse pantois de nombreux Tunisiens qui se demandent : “Est-ce que notre situation ressemble à celle de l'Irak ?” Le ministère de la Justice annonce le lancement d'un mandat d'arrêt international contre Zine El-Abidine Benali, sa femme Leïla Trabelsi et leurs proches, comme il cite les noms de la trentaine de leurs proches arrêtés, pour tenter de contenir les rumeurs. Mercredi, le gouvernement devait annoncer les noms des ministres devant prendre en charge les postes vacants, la rue attendant des remaniements plus importants. Jeudi, Kamal Mordjane, le chef de la diplomatie, l'autre homme fort du système, que l'on disait proche du général Amar, annonce sa démission du gouvernement au moment où tous les Tunisiens attendent le remaniement ministériel. Cette dernière tombe finalement en soirée, annonçant des personnalités indépendantes, notamment pour les ministères de l'Intérieur, de la Défense, des Finances et des Affaires étrangères. 12 nouveaux ministres font leur entrée, en plus de neuf anciens. Pour El Ghannouchi, “c'est un gouvernement de technocrates”. L'en-semble des partis politiques et des acteurs de la société civile ont donné leur accord à cette liste qui a été composée après leur consultation, a précisé le chef du gouvernement. L'UGTT, qui avait désigné trois ministres, avant de se retirer du gouvernement et d'exiger son départ, a fini par accepter la nouvelle composante.Annoncé juste avant l'entrée en vigueur du couvre-feu, le gouvernement transitoire remanié a donné lieu à des scènes de liesse. “Nous avons gagné”, scandaient des manifestants. Cependant, pour beaucoup d'autres, ce remaniement ne répond pas à leurs attentes. Ils réclament toujours le départ de toutes les figures de l'ancien système et maintiennent leur revendication de dissoudre le RCD de Benali. Pour l'instant, le président par intérim, Lembezzaâ, n'a pas fait la moindre déclaration et n'a pas mis les pieds au palais présidentiel, ce qui confirme les dires de nombreux Tunisiens que le véritable président par intérim reste Mohamed El Ghannouchi, qui avait tenté de s'introniser à ce poste, mais qui a dû être rappelé à l'ordre constitutionnel après 18 heures d'usurpation de fonction. Même si El Ghannouchi a clairement affirmé qu'il ne briguera pas un mandat présidentiel et qu'il se retirera de la vie politique à la fin de la période de transition, il n'en demeure pas moins que son maintien et le renforcement de ses attributs, en cette période cruciale, posent de nombreuses questions. Mais le plus inquiétant reste l'absence quasi totale de l'Etat dans les collectivités locales. Les walis et les maires ont déserté leur bureau depuis le début de la révolte. La Tunisie profonde est paralysée. Si, pour certaines régions chaudes, comme Sidi Bouzid, un nouveau wali a été désigné, pour les autres, le flou reste total. Jeudi, l'avenue Bourguiba se réveille calmement, sous une pluie fine. Mais dès 9h30, les premiers manifestants débarquent. Les lycéens, en premier, occupent les marches du Théâtre national. Quelques minutes plus tard, ce sont des femmes qui affluent, pour réclamer des logements. De petits groupes se forment un peu partout, le long de l'avenue Bourguiba. On se croirait à Hyde Parc ! Des ouvriers communaux, avec leur camion et leurs pelles, défilent, d'autres venus des villes du Sud paradent avec leur tente qu'ils comptent planter en face du siège du gouvernement. Le siège de l'UGTT grouille de monde, dans une ambiance bon enfant, d'où des slogans hostiles au gouvernement transitoire actuel fusent. Mais beaucoup de militants présents, tout en insistant sur le rôle de la centrale syndicale dans la prise en charge de la révolte, ne croient pas trop aux capacités de cette dernière à mener à bien la révolution, arguant que son secrétaire général compte parmi les soutiens du président déchu. Partout à travers la Tunisie, des manifestations se poursuivent. À Sidi Bouzid, une grève générale suivie d'une marche grandiose ont marqué la journée de jeudi. À Tunis, les analyses vont bon train, les rumeurs aussi. Un officier de police nous affirme que les milices cagoulées ont repris du travail et tiré dans la nuit de mercredi sur la foule. Pour lui, beaucoup de mystères et de dangers entourent la Révolution. Les lycées et les universités restent en grève, même si certains enseignants n'en suivent pas le mot d'ordre, d'autant plus que cette révolte intervient en pleine période d'examens. Pendant que les manifestations se poursuivent, Tunis connaît un ballet diplomatique sans précédent. C'est que tout le monde veille sur ses intérêts ! Les Américains en premier, eux qui ont dépêché le sous-secrétaire d'Etat Jeffrey Feltman, ce mercredi. Et, comme par enchantement, les deux hommes des Etats-Unis (Kamel Mordjane, le chef de la diplomatie, et Redha Grira, le ministre de la Défense) décident de se retirer du gouvernement provisoire, le lendemain. De son côté, une délégation de l'Union européenne, conduite par le directeur pour le Moyen-Orient et le voisinage du Sud, Hugues Mingarelli, est arrivée ce jeudi dans la capitale tunisienne où elle devait rencontrer des responsables et autres représentants de la société civile. En même temps, une mission du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme a entamé une “visite d'évaluation” en Tunisie pour “identifier les possibilités d'une avancée en matière de droits de l'homme en Tunisie”. La journée de vendredi a constitué un tournant dans la révolte quant à la réaction des uns et des autres par rapport à la composition du nouveau gouvernement de transition. Sous un soleil printanier, la journée de vendredi aura été le début du retour à la normale. L'avenue Bourguiba ne connaît plus de rassemblements et autres mouvements de foules. Les terrasses de cafés sont bondées, et même le dispositif assiégeant l'entrée de La Casbah a été allégé. Devant le siège du gouvernement, lieu de rassemblement des milliers de manifestants, l'ambiance est plutôt détendue. Les tentes sont toujours dressées et, de temps à autre, des groupes manifestent et entonnent des slogans hostiles au gouvernement El Ghannouchi. Des avocats, en grand nombre, essayent de convaincre les jeunes de lever le camp. Ils ont même ramené des bus pour les transporter chez eux : “Vous partirez d'ici la tête haute. Vous avez réussi.” Mais beaucoup de jeunes persistent à camper sur place. Une avocate nous assure que l'organisation des avocats va ouvrir une structure pour toutes les victimes de la période Benali et va prendre en charge leurs doléances. “Le combat ne fait que commencer”, nous dit-elle, avant d'ajouter : “Nous ne voulons pas que ces jeunes restent ici, parce que l'essentiel a été réalisé et ils risquent, en restant ici, d'être exploités par ceux qui sont véritablement inquiétés par la révolte.”