Comme tenu par un serment sacré et inviolable, Khalfa Mammeri, ancien diplomate et ancien député, continue de traquer inlassablement dans ses derniers retranchements la vérité sur l'assassinat de Abane Ramdane. À nouveau, il redescend dans les bas-fonds nauséeux d'une Révo-lution qui, aussi grandiose qu'elle est, n'en est pas moins, comme d'ailleurs toutes ses semblables, maculée de bien des flétrissures, voire de forfaitures. Mais, disons-le d'emblée, la démarche de M. Mammeri n'est pas sous-tendue par une propension morbide à remuer le couteau dans la plaie ou à jeter l'opprobre sur une quelconque personnalité mais plutôt par une inextinguible soif de connaître la vérité, toute la vérité sur l'innommable et impardonnable assassinat de l'architecte du Congrès de la Soummam qu'il a eu à qualifier de Robespierre algérien. Ainsi, de sa quête effrénée de la vérité, M. Mammeri est revenu avec un livre, qui est en fait la troisième édition mais augmentée de son précédent ouvrage, Abane, procès, où il a divulgué une note inédite, datée du 15 juin 1958, du colonel Amar Ouamrane qui établit clairement la responsabilité de Abdelhafidh Boussouf dans le meurtre de Abane Ramdane. La présente édition contient elle aussi un document d'une importance capitale, daté de janvier 1958, et appartenant à Abdelhafidh Boussouf lui-même, le puissant patron du MALG. Il s'agit d'un procès-verbal des réunions tenues par les cinq colonels, les 26, 27 et 29 janvier 1958 à Tunis, par les colonels membres du Comité de coordination et d'exécution (CCE), avant leur déplacement au Caire où ils devaient rencontrer leurs pairs civils (Ferhat Abbas, Lamine Debaghine et Abdelhamid Mehri) de cette instance de la Révolution algérienne. “Obtenu d'un ancien commandant prestigieux de l'ALN, le procès-verbal aurait été tiré des archives de Boussouf déposées en Suisse à la mort de celui-ci”, explique l'auteur du livre. Pas moins de neuf éventualités y ont été retenues de façon à graduer les mesures à prendre face aux trois membres civils du CCE. Le grand intérêt du document de Boussouf est d'attester que l'exécution du natif de Azzouza n'a été précédée d'un quelconque procès. Là “la troisième éventualité”, consignée dans le procès-verbal et stipulant que “les frères acceptent leur maintien parmi nous sous réserve de participer au jugement de Abane…”, est, aux yeux de l'auteur, une preuve que “Abane Ramdane n'a pas été jugé avant son assassinat” (P.113). “Il est, en effet, sûr désormais qu'aucun tribunal n'a été constitué pour juger Abane Ramdane, pas plus qu'aucun procès, en bonne et due forme, n'a été instruit contre lui, pas davantage de verdict”, assure M. Mammeri. Cette tentative désespérée de faire juger Abane après sa mort, donc post-mortem, n'est qu'une manière de “mouiller” le plus possible de dirigeants de la Révolution pour leur faire “porter le chapeau” ou plus sobrement “partager la responsabilité du meurtre”, explique-t-il, tout en saluant la position de Ferhat Abbas et de Lamine Debaghine qui n'avaient pas hésité à condamner le forfait. L'autre importance du document de Boussouf réside dans le fait que les cinq colonels aient accepté d'endosser collectivement un meurtre commis par l'un d'entre eux. Même s'il “transpire de bout en bout une sorte de désarroi face au fait accompli”, le procès-verbal, portant les signatures des cinq colonels (Lakhdar Bentobal, Abdelhafidh Boussouf, Mahmoud Chérif, Belkacem Krim et Amar Ouamrane), atteste que ces derniers ont “endossé collectivement la responsabilité politique de l'assassinat”. Conscients de la gravité de l'acte, ils ont toujours refusé “de porter, même après coup, la question devant le CNRA qui était l'instance suprême de la Révolution”. Pour l'auteur du livre, le pacte des colonels autour du cadavre d'Abane Ramdane, qualifié d' “incompréhensible”, n'est pas dicté par un souci de “sauver la Révolution” mais par l'ambition politique et la compétition au pouvoir. “Au fil des épreuves et surtout à mesure que l'indépendance de l'Algérie semblait inéluctable, certains dirigeants sont entrés dans une rivalité sourde et sans merci pour contrôler la Révolution et prendre des gages décisifs pour le leadership d'un Etat souverain”, explique-t-il. Avant d'asséner : “Je ne vois pas d'autre explication au meurtre de Abane Ramdane que celle d'une rivalité implacable, impitoyable pour contrôler la Révolution et devenir plus tard le chef de l'Etat algérien.” Outre les décisions prises par les cinq colonels, leurs cénacles, tenus à l'insu des membres civils du CCE, n'ont pas échappé à la critique de M. Mammeri. “À quel titre les cinq colonels se sont-ils réunis à Tunis ? Juridiquement et politiquement aucun (…) Donc ces réunions et cette formation, même informelle ou provisoire, étaient illégales au regard du droit de la Révolution”, affirme-t-il. En se constituant comme un clan face aux civils du CCE, les cinq colonels ont ainsi institué un pouvoir de fait fondé, non pas sur le droit mais sur la force. Ainsi, cet épisode noir de la Révolution a déclenché “la spirale du pire” et ouvert grandes les portes à toutes les dérives anté et post-Indépendance. “Au regard de l'histoire, le geste meurtrier entraînant la perte cruelle et inconsolable de Abane ouvre aussi la voie à des mœurs politiques d'un autre temps en d'autres lieux : l'assassinat politique et la tentation du coup d'Etat permanent. Face à une dérive putschiste et totalitaire, la Révolution algérienne n'a eu la vie sauve en quelque sorte qu'en raison des bouleversements politiques et inattendus, spectaculaires de l'année 1958”, analyse-t-il. Si la Révolution a été sauvée d'un naufrage certain, ce n'est pas le cas de son cours qui, avec l'assassinat de Abane Ramdane, en a été détourné pour aller irriguer le terreau d'une dictature militaire naissante. Et le coût de cette dérive originelle est des plus incommensurables.