Sous le titre L'éclaircie, Ali Haroun publie chez Casbah Editions un important ouvrage dans lequel il livre des informations inédites sur les conditions dans lesquelles, pour la première fois, le gouvernement algérien s'est doté d'un ministère des Droits de l'Homme. Mieux encore, il relate les principales étapes du processus qui, en 1991 et 1992, a inauguré l'une des périodes les plus sombres de l'histoire de l'Algérie. Liberté propose, en exclusivité, quelques “bonnes feuilles” de ce livre qui devrait être tout prochainement disponible en librairie. Fin ou début de mission ? “La vie se compose de volontés qui ne se réalisent pas et de réalisations qui n'ont pas été voulues.” Goethe Comme on le sait, Sid-Ahmed Ghozali avait été chargé de constituer un gouvernement de transition pour, essentiellement, préparer les élections législatives préalablement fixées au 27 juin et reportées suite à la grève insurrectionnelle déclenchée par le FIS. Le président Chadli Bendjedid avait promis qu'elles se tiendraient dans les six mois. Dans la seconde rencontre gouvernement-partis des 23 et 24 août 1991, Aït Ahmed déclara qu'il n'avait que trois questions à poser : “À quelle date auront lieu les élections législatives ?”… Et de répéter la même question exactement dans les mêmes termes, trois fois de suite. Le Chef du gouvernement répondit : “Avant la fin de l'année.” Il est donc entendu que les élections auront lieu dans les délais, ce qui constitue un véritable pacte national. Le Président va d'ailleurs le préciser dans un communiqué du 16 octobre. Les élections sont fixées au 26 décembre. 1. Droits de l'Homme : mission terminée La durée de vie du gouvernement est scellée. Elle ne dépassera pas la fin de l'année. Au ministère, c'est l'inquiétude réfléchie. Non pas pour perdurer dans les délices du “koursi”, mais pour laisser à la notion de “droits de l'Homme” le temps de pénétrer la conscience populaire et s'imposer aux gouvernants. Aussi, le cabinet s'évertue-t-il à préparer l'avant-projet de texte créant l'institution future, substitut officiel du ministère. Pour ma part, j'envisage naturellement de reprendre mon travail, abandonné depuis le 18 juin, et de réintégrer mon cabinet où je me sens bien plus à l'aise. Six mois d'expérience au gouvernement, le contact avec les “décideurs”, la fréquentation des “grands” que l'on voit bien plus grands de loin, l'accès à ce que l'on dit être “les privilèges” de nos gouvernants et les faces multiples de la misère de l'“Algérie d'en bas”…, tout cela m'a permis de porter sur l'existence un regard différent, de consolider davantage mes intimes convictions et d'en tirer d'enrichissantes leçons pour l'avenir. Mais cela a suffi pour combler ma curiosité et m'informer davantage de certains aspects de la vie, qui, jusque-là, m'étaient totalement inconnus. Normalement, le second tour des élections déjà fixé au 16 janvier 1992, la mission de notre gouvernement devait expirer quelques jours plus tard… et moi-même retrouver ma vie anonyme et sereine de simple citoyen. C'était compter sans les surprises du hasard et les arrêts du destin En effet, depuis notre première rencontre à Rabat, en janvier 1956, avec Si Allal (de son vrai nom Tayeb Taâlbi), le hasard allait me tracer la voie. Selon le sage Sénèque : “Le destin conduit qui y consent, tire qui le refuse.” Comment pouvais-je m'y soustraire alors que le pays se mobilisait pour sa libération ? Et depuis — rencontre à Madrid avec Boudiaf et Ben Bella, contact à Tétouan avec Abane Ramdane, puis déménagement à Tunis, mutation à la Fédération de France, présence effective au CNRA à Tripoli, en juin 1962, et, enfin, assistance comme ministre, au séisme du 26 décembre 1991 —, je n'ai jamais choisi mon itinéraire. Membre du gouvernement, et de plus, ministre des Droits de l'Homme, je ne pouvais, sans rien renier de mes convictions religieuses, que m'opposer à la descente du pays aux enfers de l'irrationnel et de la régression. Le danger est imminent et bien réel. Comme le dénonce le regretté Mostéfa Lacheraf, le peuple algérien est menacé de graves périls par “l'intrusion forcenée dans notre société d'une idéologie musulmane – ou islamique ? – aberrante, "innovant" paradoxalement dans le sens d'un lointain passé archaïque censé remplacer le présent et garantir l'avenir”. Et l'auteur d'ajouter : “L'Algérie est en passe de connaître une catastrophe comparable par ses effets, à moyen ou long terme, à celle des Hilaliens du XIe siècle, avec tout ce que cela implique, en fait d'inculture, de dégradation économique, de retard, de turbulence, de stérilité généralisée.” 2. Une nouvelle étape Un auteur contemporain écrit avec justesse : “Les hommes pensent leur destin plutôt qu'ils ne le gouvernent.” Qui peut sérieusement le contester ? Et me voilà investi d'une nouvelle mission qui, quelques jours auparavant, n'aurait pas effleuré mon esprit. En effet, l'avenir s'assombrit bien avant ce 26 décembre. Le FIS multiplie ses meetings et l'intégrisme s'étend. Déjà la presse du 17 rapporte les attaques des stations-services, de briqueteries et de carrières pour voler des explosifs. Elle annonce des saisies de pistolets, fusils, mitraillettes, grenades, postes émetteurs-récepteurs, sabres, bombes, détonateurs, lots de médicaments et produits alimentaires. Les braises ardentes de la grève insurrectionnelle de mai-juin ne sont pas encore éteintes sous la cendre de fin d'année. Il faut être aveugle, sourd et surtout insensé pour ne pas percevoir les nuages annonciateurs de la tempête. L'intégrisme islamiste versant dans le terrorisme, se manifeste au grand jour. C'est bien le vendredi 29 novembre que le poste de Guemmar, à la frontière algéro-tunisienne, est attaqué par un groupe de dix-sept anciens “Afghans”. D'ailleurs, depuis leur succès aux élections locales de 1990, les intégristes islamistes avaient laissé transparaître la physionomie de la dawla islamya algérienne qu'ils se proposaient d'instaurer. Pouvait-on, dès lors, demeurer les bras croisés devant le spectacle pathétique du pays, où, quotidiennement, l'intégrisme détruit les acquis arrachés au colonialisme comme “butin de guerre”, étouffe les arts sauvés d'Andalousie et pieusement conservés par nos ancêtres, et de génération en génération transmis jusqu'à nous ? Ou “indifférent aux oukazes insensés et péremptoires de ceux qui entendaient nous imposer leur mode politico-vestimentaire absolument étrangère à nos mœurs et traditions, à notre personnalité séculaire ; de ceux qui nous intimaient – comble de l'absurde — de travestir nos habitudes culinaires, de supprimer tables, cuillères, fourchettes, pour vivre, à l'orée du XXIe siècle, comme nos aïeux mille ans auparavant… surtout que leur triomphe était prévisible, leur danger menaçant”. Or, personne ne saurait “s'ériger en censeur contre quiconque, au nom d'une perception forcément erronée de l'adhésion à une doctrine religieuse. Plus personne n'essayera, au nom du divin, de capter la conscience d'autrui ou de lui faire son bonheur (dans l'au-delà) malgré lui. Surtout comment demeurer les yeux fermés, les oreilles bouchées, face aux interdits annihilant toute liberté de conscience, de pensée, d'expression, hors du moule qu'ils ont eux-mêmes arbitrairement forgés dont est impie ou apostat quiconque ne s'y soumet pas ? Fallait-il alors se soumettre à cette nouvelle Inquisition, à ce maccarthysme ressuscité — importé par de jeunes barbus exaltés qui promettent de purifier l'Algérie des communistes, des laïcs, des francophones, des juifs, des chrétiens et de tous les kouffar… — qui engendra ces super-musulmans moralisateurs, sévissant aussi bien dans les mosquées, et les parcs publics que dans les cimetières”. S'y résigner aurait été gravissime. Quelle idée se font-ils, ces prêcheurs néophytes, de la civilisation mondiale qui écrase si l'on ne s'y adapte pas ? Un “esprit nouveau, insufflé par une saine compréhension des préceptes moraux et des commandements religieux, est indispensable pour éviter l'atrophie de la dimension spirituelle de cette civilisation, par l'œuvre obscurantiste destructrice de ceux qui s'opposent à toute évolution au nom de la fameuse innovation blâmable”. Le comportement de ces exaltés ne manquait pas d'interpeller les patriotes, voire le simple citoyen. Le drapeau national lacéré, ils lui substituent celui d'un Etat étranger censé être le défenseur d'un “Islam authentique”. Les tombes des martyrs sont profanées. Les moudjahidine, artisans de l'Indépendance, sont outragés par ceux qui, récusant le substrat nationaliste de la lutte, lui attribuent, par navrante supercherie, un fondement exclusivement religieux pour la qualifier de guerre sainte, dont ils seraient les seuls héros. Cependant, comme chacun le sait, “il est indéniable et psychologiquement prouvé que ce sont les embusqués, les tard-venus à la Révolution et tous ceux dont l'apport à la lutte politique ou armée fut nul ou timoré, qui tiennent le plus à fausser le jeu en voulant combler les lacunes de leur propre manquement ou indigence nationaliste et spirituelle de toujours, par des effets surabondants et bavards (…) relevant du champ de la religiosité tactique fabulatrice”. Comment, dans ce climat pré-insurrectionnel, envisager l'avenir des idées humanitaires, notre raison d'être ? Comment, dans cette violence qui déferle à l'horizon tout proche, préserver les droits de l'Homme, fût-il même terroriste, ces droits auxquels nous avons cru, pour les avoir défendus, aussi bien chez nous lorsqu'ils étaient méconnus, qu'à l'étranger où nous passions pour antidémocrates ? Et comment, surtout, sauvegarder les droits de l'Homme, concomitants aux droits d'un peuple menacé dans son existence par le terrorisme et l'aberration de ceux dont “la façon d'adorer Dieu constitue un blasphème ?” J'étais indéfectiblement attaché à mes convictions et, encore une fois, après les élections du 26 décembre, le destin allait précipiter mon engagement dans une étape imprévue mais combien décisive. Il fallait alors franchir le Rubicon. Le “fauteuil” Epîtres – 107 – 11. Où, chargé au sein du Comité fédéral de rédiger rapports et directives, le destin, une fois encore, prescrit d'écrire de ma main les instructions de boycott du couvre-feu édicté par Maurice Papon, dont l'application va donner lieu au “17 octobre 1961”, devenu “Journée nationale de l'émigration” et date marquante de l'histoire, même en Europe. Le Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) est alors l'instance suprême du FLN. Dont les conséquences vont me propulser au sein du Groupe ad hoc des quatre, puis parmi les cinq du HCE (Haut-Comité d'Etat). “Un pays malade de sa religion” - Algérie Actualité n°1369 – Semaine du 9 au 15 janvier 1992. J. Hambourger Ghaleb Bencheikh – “Révolution des mentalités” – El Watan du 9 septembre 2009. Ghaleb Bencheikh. Id. Mostéfa Lacheraf - “Un pays malade de sa religion” - Algérie Actualité n°1369.