Une question qui suscite l'espoir pour un véritable changement dans notre pays mais qui soulève aussi l'inquiétude légitime des lendemains incertains. Les nouvelles qui parviennent des pays voisins, en particulier de la Libyep ne sont pas pour rassurer. Est-ce pour cette raison que la fièvre de la contagion n'a pas encore atteint le peuple algérien et que “la mayonnaise de la contestation n'a pas pris” ? En partie, sans doute. Pour autant, tous les ingrédients sont réunis pour que l'Algérie quitte le cycle de la violence des émeutes “alimentaires”, qui émaillent la vie sociale depuis plusieurs années, pour s'inscrire à son tour dans ce mouvement de la revendication politique qui a gagné tous les pays arabes. La misère sociale a enfermé les sujets dans le désespoir tandis que le verrouillage des espaces d'expression leur a interdit toute possibilité d'épanouissement personnel et la manifestation de leur libre arbitre. Une situation qui a fait de l'Algérien non pas un citoyen mais un sujet, moralement désarmé. Un projet savamment entretenu par le pouvoir. Le jeune algérien est particulièrement victime de cette logique. Avec ou sans diplôme, il est vite happé par la rue et va grossir le contingent des personnes qui sont dans les files d'attente, déjà largement encombrées, du marché de l'emploi. Il sait qu'il n'aura pas de travail. Autour de lui, frères et sœurs, voisins, ou encore amis, sont dans la même situation. Son futur émarge d'emblée dans la pauvreté. Prétendre à un logement, une voiture, des voyages, des loisirs... un rêve impossible. Les espaces culturels sont inexistants. Il n'y a pas de cinémas, de théâtres et il n'y a pas de lieux pour l'exercice du sport. L'oisiveté est l'occupation quotidienne et le recours à la consommation de drogue constitue habituellement le seul moment d'évasion. Haschich, alcool et psychotropes sont les artifices utilisés pour oublier ou pour s'offrir un instant de bonheur, l'illusion éphémère d'un bien-être. La misère culturelle, il faut bien le dire, fait encore plus de dégâts que la pauvreté. Le jeune éloigné des décisions qui concernent son avenir Mais il n'y a pas que cela et si le jeune Algérien mène une vie de privation de toutes choses et a une grande soif de plaisirs, il aspire aussi à plus de liberté et veut participer à la construction de son destin et de celui de ses concitoyens. Il est mis à l'écart de la vie sociale, c'est une certitude, mais il est également exclu de la vie politique. Les pouvoirs publics le tiennent éloigné des décisions qui engagent son avenir. Ils restent sourds à ses appels et ne veulent pas entendre sa détresse. Le pouvoir politique a toujours fait dans le déni de la réalité et n'a pas voulu voir les changements survenus dans la société. Il a assis son pouvoir exclusivement sur la génération qui a libéré le pays et a ignoré celle (la génération) de l'après-guerre. Un peu plus de 90% des Algériens sont nés après 1962, ils ont l'âge de l'indépendance et n'ont pas connu la guerre. Toute cette population - tout le peuple ( ?) - a été marginalisée et injustement exclue de la décision politique, au seul profit d'une famille révolutionnaire insatiable et qui a régné, sans partage, sur le pays. Pour autant, l'Algérie n'a jamais été aussi riche. Des recettes des hydrocarbures plus que confortables et une paillasse de 170 milliards de dollars de réserves. Un bas de laine qui ne profite pas aux citoyens. Moins de 1% (un pour cent) du budget de l'Etat est consacré annuellement aux loisirs et au bien-être de la jeunesse. Le pouvoir a donc l'argent mais il n'a pas les bonnes idées pour donner du bonheur au peuple et surtout pour redonner de l'espoir aux jeunes générations chez lesquelles gronde une révolte qu'il ne sera pas possible de contenir trop longtemps. Les émeutes et les contestations sociales de toutes sortes sont quotidiennes. Près de 10 000 jacqueries ont émaillé, durant l'année 2010, la vie sociale en Algérie. 900 par mois. Un chiffre effarant ! Bien sûr, cela fait désordre et l'Etat, plus à tort qu'à raison, réagit d'abord par la répression - pour faire valoir l'ordre institutionnel -, puis il cède à la pression de la rue... pour s'offrir la paix sociale. Les affrontements avec les services de sécurité sont devenus une règle. Les jeunes émeutiers et les services de sécurité ont fini par bien se connaître, ils sont devenus des belligérants presque naturels. La violence et l'émeute sont la réponse collective au désespoir de l'individu, quand la collectivité se reconnaît dans la détresse de chacun. Parce que ces révoltes, qui n'ont jusque-là aucune revendication politique clairement exprimée, sont autant de soupapes de sécurité qui réduisent la pression sociale et retardent momentanément (?) la survenue de l'insurrection généralisée … de la révolution. Chacun sait que les révolutions sont subversives et qu'elles sont toujours portées par l'aspiration au changement et à la liberté. Ce que ne veut pas le régime algérien. En particulier, parce que se dresse, aujourd'hui, le spectre de la contagion par les soulèvements des peuples voisins. Au mieux, le syndrome tunisien ou égyptien gagnera l'Algérie ; au pire, c'est ce qui se passe en Libye qui tentera la rue algérienne, avec les graves conséquences que l'on connaît. Deux scenarii qui ne sont certainement pas, ni l'un ni l'autre, du goût du pouvoir politique qui nous dirige. Un risque qui est cependant pris très au sérieux au plus haut sommet de l'Etat puisque des mesures sociales urgentes sont décidées et des promesses de changement et de réformes politiques sont formulées. Des décisions qui occultent les vraies aspirations citoyennes et qui n'abordent pas les réels problèmes politiques auxquels est confronté le pays depuis plusieurs années. Des mesures destinées à la consommation interne et dont l'objectif est d'apaiser un front social en ébullition ; en réalité des décisions dont le but essentiel est de rassurer une opinion occidentale très inquiète quant à l'avenir de ses approvisionnements énergétiques. Le conflit libyen coûte déjà très cher aux consommateurs occidentaux. Il ne faut surtout pas que l'Algérie soit tentée par la même aventure. C'est pourquoi le satisfecit des USA et de l'Union européenne est vite parvenu pour réitérer leur soutien aux réformes promises par le pouvoir. “Le Royaume-Uni n'a pas d'amis et n'a pas d'ennemis, il a des intérêts”. Un propos de Winston Churchill qui s'applique tout à fait pour la circonstance. Pourquoi la mayonnaise ne prend-elle pas ? Pour autant, le peuple algérien semble, pour l'instant, ne pas être séduit par les expériences de nos voisins. “La mayonnaise ne prend pas”, probablement parce que les revendications des peuples voisins n'entrent pas en résonnance avec les préoccupations de nos concitoyens. Les expériences tunisienne, égyptienne ou libyenne ne sont pas, pour des raisons sociologiques et pour des considérations politiques propre à chacun des pays, des modèles “prêts-à-porter” qui peuvent être importés chez nous ; ou des prototypes qu'il est possible de “copier/coller”. En réalité, la montée de la contestation politique est confrontée à la même logique de dispersion. La pléthore de sigles - association, commission, front… -, inconnus jusque là, qui appellent au changement du régime ne rassurent, sans doute, pas le citoyen. Vers qui se tourner ? À qui faire confiance ? Et les appels au changement de quelques personnalités politiques nationales ont ajouté à la confusion. Une cacophonie qui paralyse, à n'en pas douter, la synergie des volontés. Toutefois, l'absence de réaction de la rue algérienne - un sursis accordé au régime - ne doit pas réjouir et être interprétée comme une victoire à mettre à l'actif des décisions “alimentaires” prises récemment par le gouvernement, ou à la levée de l'état d'urgence ou encore aux promesses de procéder à réformes politiques. Personne n'est dupe. Les expériences de nos voisins et le mécontentement de plus en plus grand qui se manifeste à l'intérieur de nos frontières devraient a contrario interpeller le pouvoir et constituer une opportunité à mettre à profit pour arrêter d'ignorer les aspirations du peuple, une occasion à saisir pour aller vers la construction d'un pacte social, avec tous les acteurs politiques et tous les partenaires sociaux. Vingt-cinq millions d'Algériens ont moins de trente ans. Une donnée démographique superbement ignorée par le pouvoir mais qui devrait pourtant empêcher les décideurs de dormir. Car, si cette population ne construit pas - parce qu'elle est marginalisée - l'avenir de notre pays, elle peut, a contrario, en être la “bombe sociale” qui va le compromettre. Disposer d'un travail et en vivre honnêtement, une nécessité, un besoin élémentaire, un droit humain. Chacun sait que l'accès au travail est, aujourd'hui, l'une des principales revendications des contestations sociales qui émaillent la vie politique et sociale dans notre pays. C'est aussi une des raisons qui amènent, de plus en plus nombreux, nos concitoyens à quitter le pays pour aller trouver ce travail dans les contrées occidentales. Le pouvoir a minimisé la signification de la harga qui a pris, depuis quelques années, de l'ampleur ; il n'a pas, non plus, voulu voir l'importance grandissante de l'impact des émeutes qui se sont dangereusement généralisées dans le pays, comme il a négligé les raisons qui amènent encore nos jeunes concitoyens à devoir s'engouffrer dans l'aventure terroriste. Il a obstinément détourné son regard de la détresse exprimée par ces comportements et a été incapable d'envisager les issues de sortie appropriées. Il continue aujourd'hui encore de faire dans le déni et l'autisme, il privilégie la répression et les solutions qui maintiennent dans la dépendance les individus et les empêchent de vivre pleinement leur citoyenneté. Un comportement irresponsable qui fait courir un risque certain à la stabilité de la nation. En guise de réponses aux vrais problèmes qui hypothèquent dangereusement l'avenir du pays, le pouvoir fait dans la manœuvre et propose de fausses solutions. Il met en place, une fois de plus, une stratégie faite de fausses promesses et de colmatage par une politique d'assistance au citoyen. Comme à l'accoutumée, des sommes faramineuses vont être dépensées pour acheter momentanément la paix sociale. Gagner du temps, c'est le but recherché et c'est le souci véritable des décideurs. Ils savent, aujourd'hui, qu'une course contre la montre est engagée et que l'issue est improbable. Un challenge dérisoire parce qu'il est peut-être déjà trop tard. “Sans liberté vraie et sans honneur, je ne puis vivre,” Albert Camus écrivait cela pour dénoncer les conditions de vie indignes imposées aux Algériens par l'empire colonial français. Est-ce que ces conditions ont changé depuis que l'insurrection de novembre 1954 a chassé le colonialisme de notre pays ? Rien n'est moins sûr. 50 ans après l'indépendance, l'Algérie est assurément un pays riche mais une nation qui n'est pas prospère. 36 millions d'habitants, une population jeune, exclue de la décision, humiliée par une misère quotidienne et rongée par le désespoir. Il y a trop de pauvreté dans notre pays et les inégalités sociales sont flagrantes ; il y a trop d'injustice, de hogra et de corruption ; le citoyen souffre du manque de liberté et a soif de démocratie. Une situation qui ne peut pas et ne doit pas durer. L'histoire est également en marche pour l'Algérie, une lumière, un espoir mais elle peut être porteuse de périls. Le régime politique actuel doit en prendre acte. Dans tous les cas, ce dernier s'est largement discrédité par une gouvernance marquée par l'injustice et la brutalité. Parce que le temps fait son œuvre, les caciques du pouvoir sont “biologiquement” condamnés à disparaître. Mais avant, les uns et les autres peuvent encore rendre service à la nation et entrer dans l'histoire par la grande porte. Ils savent ce qui leur reste à faire. B. D. (*) Psychiatre et député RCD