La récente déclaration de Me Ali Yahia, qui stipule le départ du président de la République, étayé par l'article 88 de la Constitution et l'argument de la précarité de son état de santé rendant improbable l'exercice de la fonction présidentielle, appelle clairement à sa destitution par l'Armée nationale. Cette position de Me Ali Yahia me semble contradictoire, dans le fond et dans la forme. Elle invite nécessairement à un recentrage et à une clarification pour en déterminer la teneur et la perspective sur le plan politique et sociétal. Car comment comprendre qu'un acteur important des droits de l'Homme en Algérie, doublé d'un militant pointu des libertés, en arrive, aujourd'hui, à hypothéquer les combats infinis et douloureux portés par des millions d'individus en Algérie – avant et depuis l'Indépendance – pour une citoyenneté libre ? Que n'a-t-on payé chèrement dans ce pays la confiscation de la parole, le choix des appartenances idéologiques et l'accès à la qualité de personne ? Je pense que Me Ali Yahia est parmi les mieux informés de ces tourments des hommes et des femmes et de cette quête fragile, mais souvent naïve aussi, de la transparence, de la liberté de dire et d'agir dans la logique du droit, loin des tutelles insondables de partis, d'institutions militaires ou dogmatiques. Or, cet appel à la destitution du Président actuel par l'entremise de l'institution militaire, pour des raisons qui ne sont pas encore clairement établies, ne constitue-t-il pas une régression, une dysmaturité du message politique pour être relayé et partagé par les citoyens épris de démocratie et de droit ? Car voilà une équation aux retombées incertaines. Si, d'aventure, un quelconque mouvement dans la société devait s'appuyer sur le concours de l'armée pour arbitrer des enjeux de nature politique, cela requalifierait de fait l'institution militaire comme un partenaire politique incontournable et majoritaire et redistribuerait, dans le désordre, les positions de pouvoirs et de détermination des choix sociétaux. En somme, un retour à la case départ. Car en toute rationalité, l'on ne pourrait solliciter maintenant une militaro-dépendance et s'en défaire demain dans l'angélisme du discours abscons de la légitimité des institutions civiles. Prosaïquement, on ne peut pas demander une chose et son contraire. Le vœu, proclamé ou secret, des citoyens libres et démocrates est de voir un jour les rapports de force de la scène sociopolitique régis par la lisibilité des programmes, la règle de l'alternance et le respect des chartes humaines et constitutionnelles. Cette conjoncture, que souligne la demande de Me Ali Yahia est toutefois inquiétante, car elle préfigure une impasse, un enlisement circulaire et l'irrésolution des acteurs de la scène sociopolitique en Algérie. Nous en avons pris la juste mesure avec les manifestations récurrentes et inabouties des militants du CNCD, depuis le mois de janvier, et l'engagement irréfléchi de partis politiques, tel le RCD, dans une mouvance qui ne pouvait que les enfermer dans un discours opaque et inintelligible pour la société. L'intention initiale des concepteurs des marches a produit un effet inverse en fixant une dimension d'incertitude et de lassitude. Cette même précipitation s'observe aujourd'hui dans le discours de Me Ali Yahia qui, en définitive, gagnerait un torrent de sympathie pour le président Bouteflika et le victimiserait avec, en prime, la réaction offusquée, hypocritement offusquée bien entendu, de beaucoup de nations dans le monde. En sus de l'incompréhension des requêtes démocratiques dans notre pays. Beaucoup de voix ont réclamé la levée de l'état d'urgence qui symbolise de fait un déni des libertés de mouvement, d'expression et de rassemblement. Pourquoi vouloir le réinstaurer aujourd'hui dans un aveu d'échec politique ? Me Ali Yahia est un légaliste. Il ne peut ignorer, malgré le marasme qui affecte la vie politique et les diverses institutions dans ce pays, que le président Bouteflika a été élu par des concitoyens à la parité des suffrages. Même si nous sommes nombreux à objecter la connivence de l'administration et le bourrage abject des urnes, il n'en demeure pas moins que ce président, en dépit encore de sa faillite politique et de la fermeture de sa communication, est porteur d'un mandat. Or, ce mandat, il fallait le récuser à la proclamation des résultats ou le remettre en cause par les voies de la confrontation légale. Toute autre méthode, comme celle de l'immixtion de l'armée, introduirait une nouvelle dimension et une durée incertaine des interactions de dépendance et de violence. Et ce sera, fondamentalement, une violence de la mémoire. Avec le meilleur enthousiasme, quels changements peut-on espérer pour l'Algérie qui ne soient entachés de précipitation, d'autoritarisme et de violence ? Les tentatives d'ouverture proches de la Tunisie et de l'Egypte sont édifiantes. Il faut croire que les dissensions qui minent les transitions dans ces pays dureront longtemps. Qu'en sera-t-il de l'Algérie dans le même scénario ? À l'évidence, l'Algérie ne possède pas encore la culture politique profonde, enracinée dans les institutions, les pratiques parlementaires et la citoyenneté appuyée à l'Etat de droit. Je pense qu'une transition de modalité réactionnelle, de même nature que le problème, ne pourrait qu'être une source nouvelle d'enlisement sociétal et politique. Car les processus profonds de la société n'auront pas évolué ; ceux de la transparence du pouvoir, de l'équité de la justice, de la dignité du travail et des valeurs affectées à la famille, à l'enfance et à l'école, de la solvabilité du système sanitaire, de l'endiguement des haines réciproques, etc. Comment envisager une transition dans un pays miné par la corruption, le pouvoir de l'argent, le dévoiement des diverses gestions, le mépris systématique de l'intégrité et l'impunité des prédateurs et des assassins ? Quel système de pouvoir pourra éradiquer les drogues dans les écoles, supprimer les rétrocommissions, dissoudre les cercles maffieux, assainir les institutions et apaiser les souffrances ? Voilà où réside la faillite des pouvoirs successifs en Algérie qui ont semé suffisamment de rejetons pour perdurer encore des décennies. Le désarroi de Me Ali Yahia est indiscutablement sincère et son inquiétude marquée d'un profond devoir de partage et d'humanité. Mais sa voix n'est-elle pas paradoxale ? N'accuse-t-elle pas l'absence de communications horizontales et un risque de monopole de la pensée ? Car, en dépit de la stature qui lui est dévolue, Me Ali Yahia, même quand il est écouté et appuyé par de nombreuses coordinations, ne peut pas prescrire au nom de tous les Algériens une délégation qui ouvrirait de nouvelles récessions des espérances. M. M. (*) Universitaire-chercheur, psychopathologue, consultant international pour l'enfance et la famille, directeur scientifique de la revue Champs.