Dans cet entretien, cet expert des questions énergétiques résume la problématique du développement de l'énergie nucléaire en Algérie. Liberté : Les centrales nucléaires en Europe, qui sont dans un rayon de 800 kilomètres, voire un millier de kilomètres de notre pays, menacent-elles l'Algérie ? Dr mourad preure : Très certainement. Sur les 437 réacteurs nucléaires en activité dans le monde, l'Europe, continent excessivement nucléarisé, en compte 159, soit davantage que les Etats-Unis qui en comptent 104. La France, premier producteur et consommateur de nucléaire en Europe, compte 19 centrales et 59 réacteurs en activité. Nous savons que le risque potentiel ne peut être nul, que le risque zéro n'existe pas, qu'en cas d'accident, l'enchaînement chaotique des incidents fait que rien n'est prévisible ni maîtrisable, que des facteurs externes, imprévisibles, comme les catastrophes naturelles, peuvent induire des situations extrêmes, Fukushima nous l'a prouvé. Et je peux vous dire que toute l'industrie de l'énergie est sous le choc car cet accident remet en cause toutes les certitudes en matière de fiabilité du nucléaire civil. Il aura un effet déterminant car les réacteurs européens de première et deuxième générations arrivent en fin de vie, et dans leur remplacement, l'option gaz naturel devient de plus en plus compétitive par rapport à la troisième génération (EPR) coûteuse, non encore fiable et frappée du doute qui, désormais, touche toute la filière. Il faut se souvenir qu'en 1999, la centrale du Blayais (Gironde) a frôlé l'accident grave lors de la tempête qui avait touché la France, la centrale de Saint-Laurent, au bord de La Loire, a déjà subi deux accidents de niveau 4 (sur 7), avec fusion partielle du cœur, en 1969 et 1980. On sait qu'en dix ans, le nombre d'incidents mineurs et d'anomalies sur les réacteurs français a été multiplié par deux pour atteindre plus de 1 000, selon l'Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) française. Les centrales françaises sont majoritairement en fin de vie, ce qui accroit le nombre d'incidents (pour l'heure sans grande gravité). Or, on envisage aujourd'hui la prolongation de la durée de vie de ces réacteurs, prévue à 25 ans, ce qui accroit le risque. Si minime soit-il, le “risque résiduel” dû à des aléas naturels, ses conséquences sont extrêmes, comme on le voit au Japon. Or, six centrales françaises sont situées dans des zones sismiques, dont celle de Fessenheim (Haut-Rhin), la plus ancienne qui, du fait de sa fragilité avérée, a fait l'objet de travaux de renforcement. Pour compléter ma réponse, je dois mentionner que les réacteurs français de type PWR (réacteurs à eau pressurisée) sont très proches technologiquement du réacteur de Fukushima qui est un réacteur à eau bouillante (BWR). Même si les deux ont l'avantage par rapport à Tchernobyl de comprendre une enceinte de confinement dans laquelle est protégé le cœur du réacteur, il faut savoir que cette protection de béton et d'acier est prévue pour résister à l'impact d'un avion de type Cessna 210 ou Learjet pesant entre 1 000 et 2 790 kg à vide, lancé à 300 km/h. Elle ne résisterait pas à l'impact d'un Boeing. Donc, ma réponse est oui. Il y a un risque réel. Je l'ai toujours dit dans des cercles d'experts, les pays de la zone doivent avoir leur mot à dire quant à l'avenir de l'industrie électronucléaire en Europe, particulièrement en France. Cette question me semble faire partie des non-dits des relations euroméditerranéennes. La catastrophe de Fukushima nous donne l'occasion de poser ce problème essentiel et qui me semble plus impératif que la question de la prolifération brandie pour dresser une barrière géopolitique au développement de cette énergie. La France doit nous expliquer ce qu'il en est de la sécurité et de la sûreté de ses installations électronucléaires, particulièrement celles exposées à des risques naturels. Elle doit aussi argumenter sa décision éventuelle de prolonger la durée de vie de ses installations. Que peut signifier le moratoire allemand si le pays le plus nucléarisé de la zone prolonge au-delà de ce qui était prévu à l'origine la durée de vie de centrales totalement obsolètes et expose toute la région à des risques qu'on n'ose pas imaginer tellement leurs conséquences seraient dévastatrices et totalement incontrôlables. Quelles sont les conditions pour qu'un pays du Sud comme l'Algérie puisse développer l'énergie nucléaire à des fins civiles ? Le monde engage, aujourd'hui, sa transition énergétique depuis un modèle où les énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) représentent 80% de la demande mondiale vers un modèle non carboné, non fossile, où, vers 2050, ces énergies ne représenteraient plus que 50%, puis déclineraient plus vivement. Aujourd'hui, les énergies renouvelables représentent 14% de la demande mondiale d'énergie. Les plus optimistes veulent que les renouvelables atteignent 20% de la demande mondiale et 40% du mix électrique en 2030. Je reste assez sceptique quant à ces prévisions, notamment le fameux scénario 450 de l'AIE. Je pense que les renouvelables connaîtront une hausse moindre, que le gaz naturel pourrait voir sa part se renforcer davantage encore. Le nucléaire, qui est prévu plafonner autour de 6-7% de la demande mondiale jusqu'à la mi-siècle, pourrait connaître un sévère ralentissement du fait de l'accident de Fukushima. Entre 2015 et 2030, les réacteurs de première et deuxième générations, arrivant en fin de vie, devront être remplacés. Je pense que le gaz en profitera et l'Algérie doit se positionner dès maintenant dans la génération électrique en Europe. Concernant le nucléaire, il faut prendre conscience du fait que nous devions y venir un jour, car cette énergie jouera un rôle-clé la seconde moitié du siècle. Ni les ressources fossiles ni les renouvelables ou encore les économies d'énergies ne pourront absorber l'évolution exponentielle de la demande, tirée par les pays émergents qui partent de très bas. Des pays qui font des croissances à deux chiffres ne peuvent faire durablement de faibles croissances de leur demande énergétiques. Le nucléaire connaîtra une seconde jeunesse avec les réacteurs à neutrons rapides, la quatrième génération, qui arriveront vers la mi-siècle au plus tôt. Je pense que nous allons vers un nouveau paradigme énergétique, non carboné, non fossile dont le nucléaire sera le moteur. Il faut nous y préparer. Le développement du nucléaire en Algérie suppose transcender la dépendance technologique à l'égard des pays occidentaux… Je pense que l'on a bien compris que rentrer dans le nucléaire ne signifie pas acheter une centrale, comme nous l'a obligeamment proposé M. Sarkozy qui, d'autre part, attendait de l'Algérie qu'elle la paye en gaz. Une telle option risquerait, en effet, de nous entraîner dans une sévère dépendance technologique tout en arrimant inutilement à un client une part importante de notre développement gazier. Il faut d'autre part considérer tout le cycle du combustible : concentration du minerais, enrichissement en isotopes 235 et fabrication des assemblages de combustible, passage en réacteur et, enfin, traitement des déchets. On ne peut pas considérer uniquement le réacteur, à supposer que le management de celui-ci soit maîtrisé, ce qui ne sera sûrement pas le cas. Si d'autre part les assemblages de combustible sont préparés, livrés et installés par des techniciens étrangers qui, dans le même temps, prendraient en charge le combustible usagé, alors le nucléaire entraînerait l'Algérie dans une totale et grave dépendance énergétique. Je déconseille absolument une telle approche. Je pense que dans l'immédiat, il faut y engager nos universitaires et nos chercheurs en liaison avec nos énergéticiens, Sonatrach et Sonelgaz, qui doivent se placer dans une trajectoire de leaders. Il faut vingt ans au minimum pour rentrer dans le nucléaire. Il faut nous y engager sérieusement et résolument dès à présent pour ouvrir des perspectives d'indépendance énergétique à long terme pour notre pays. Il faut nous engager dans des thèmes et concepts adaptés à nos besoins et nos possibilités, comme les réacteurs de petite et moyenne capacités (300 à 500 MW) couplés avec des usines de dessalement d'eau de mer, voire de production d'hydrogène par exemple. Faut-il que l'Algérie abandonne l'option du nucléaire au regard des risques sur la population, les incidents nucléaires récents au Japon étant un exemple concret des dangers encourus, du manque de ressources en uranium, humaines, du difficile accès aux technologies du nucléaire, du problème de stockage des déchets, de l'énorme gisement solaire disponible dans le pays ? Notre pays contient des zones à forte sismicité, il faut en tenir compte. Mais ça ne remet pas en cause l'opportunité de cette énergie. Il faut maîtriser les risques, je pense que le progrès technique, surtout au Japon, traitera en profondeur ces questions et que des innovations verront le jour avec les futurs réacteurs. En même temps, je pense qu'il nous faut postuler à travers nos entreprises et nos universités à un rôle d'acteurs marquants, de leaders, dans les renouvelables, particulièrement dans le solaire photovoltaïque mais surtout thermodynamique. Ça n'est absolument pas incompatible.